La Roumanie d’Emmanuel de Martonne
Le géographe français Emmanuel de Martonne a été un des plus roumanophiles des étrangers de la première moitié du 20e siècle, le premier et principal même pour certains. On lui doit des études sur la Roumanie et des cartes qui ont joué un rôle important quand les frontières du pays ont dû être retracées après la première guerre mondiale. Etudiant du grand géographe français Vidal de la Blache, Emmanuel de Martonne avait commencé à étudier la géographie de la Roumanie dès les premières années du 20e siècle, grâce à l’amitié qui le liait à l’essayiste roumain Pompiliu Eliade.
Steliu Lambru, 26.11.2018, 13:51
A la fin de la guerre, un autre type de guerre avait commencé, celle des lobbies et des cartes. La guerre des lobbies n’avait en fait jamais cessé, elle était le côté caché de la guerre menée ouvertement. Gavin Bowd enseigne la langue et la culture française à l’Université de St. Andrews, en Ecosse. En étudiant la personnalité d’Emmanuel de Martonne, elle en est arrivée aux études sur la Roumanie.
Selon Gavin Bowd, la propagande roumaine dans la presse française a été un des moyens les plus redoutables utilisés par la diplomatie de Bucarest pour atteindre son but : « C’est en France, où la plupart de ses intellectuels avaient été formés, que la Roumanie a trouvé le soutien le plus concret et le plus clairement exprimé. Le ministre plénipotentiaire roumain à Paris Victor Antonescu a conçu un plan visant à manipuler les quotidiens français en leur accordant des subsides et, le 1er janvier 1918, il y a créé un bureau de presse. Les Roumains ont ainsi injecté de l’argent dans la presse française, pour financer des articles favorables à la cause roumaine. Ils ont également créé une revue, « La Transylvanie », censée défendre les droits des habitants de la Transylvanie, du Banat et de la Bucovine, ainsi qu’un journal : « La Roumanie ». Parallèlement à ses activités au service du Ministère français des Affaires étrangères, Emmanuel de Martonne a contribué à cet effort de propagande. Par exemple, en mars 1918 François Lebrun, correspondant du quotidien « Le Matin » en Roumanie, publiait « La Dobroudja. Esquisse historique, géographique, ethnographique et statistique ». Dans sa préface à ce livre, Emmanuel de Martonne lève sa voix en faveur des contestations roumaines, en affirmant qu’il n’était pas trop tard pour éclairer l’opinion publique au sujet de la Dobroudja. « La paix douloureuse que la Roumanie a été obligée de signer le couteau sur la gorge sera révisée, tout comme le seront la destinée des Roumains et des peuples slaves maintenus sous le joug détesté – affirmait-il. »
Dans son rapport sur la Transylvanie, Emmanuel de Martonne commence par fixer les limites du territoire hongrois, qui ne correspondaient pas à la population d’expression et de culture roumaines. En plus de sa rigueur scientifique, Emmanuel de Martonne a également eu un grand talent littéraire. Son œuvre scientifique est brillamment soutenue par sa dimension littéraire. Le géographe était fasciné par les paysages des Carpates et de Transylvanie, ainsi que par les paysans roumains.
Gavin Bowd : « Emmanuel de Martonne confère au sentiment national roumain une justification scientifique. Selon lui, les Roumains devaient être une nation des Carpates ou ne pas être du tout. Ainsi, il écrit, je cite : « Dès les premiers pas vers le nord, au départ de Bucarest, la ligne bleue des Carpates se dessine sur le ciel serein. » Dans ce texte, « la ligne bleue des Carpates » fait écho à l’expression « la ligne bleue des Vosges ». « En flottant très haut au-dessus des plaines, (…) l’ombre des Carpates s’étend sur toute la Roumanie. Les Carpates ne sont pas, comme un coup d’œil à un atlas pourrait le faire croire, une barrière ethnique, politique ou économique. Des deux côtés de l’arc des montagnes, depuis la Bucovine jusqu’aux Portes de Fer, on trouve la même langue latine si proche de notre « langue d’oc ». Il y a les mêmes maisons aux toitures pointues, les mêmes costumes pittoresques, dans lesquels on croit redécouvrir la tunique et les pantalons des Daces sculptés sur la Colonne Trajane… Les mêmes charrettes tirées par des bœufs aux cornes longues et recourbées, les mêmes chansons et les mêmes danses, le même idéal… Il n’y a pas de frontière pour le berger et ses moutons. » – fin de citation. »
La pierre de touche des Roumains et, en même temps, d’Emmanuel, qui se trouvait à leurs côtés, a été le plaidoyer en faveur de la Grande Roumanie.
Gavin Bowd : « A partir de janvier 1919, l’expertise géographique d’Emmanuel de Martonne a été mise à l’épreuve par la conférence de paix de Versailles. Dans les 4 amples études exigées sur le 4 provinces, la Roumanie, telle qu’elle se présente aujourd’hui, en tant qu’entité organisée, s’est trouvée au centre de ses réflexions. Emmanuel de Martonne a mis le langage cartographique au service de la cause roumaine. Le titre de sa carte en couleurs : « Distribution des nationalités dans les territoires où les Roumains prédominent » est loin d’être considéré comme neutre. Il oriente déjà le lecteur vers une certaine opinion. La couleur rouge qu’il avait choisie pour représenter les Roumains mettait en évidence les départements où la population roumaine prédominait. En outre, la carte d’Emmanuel de Martonne éliminait de tous les départements les minorités représentant moins de 25% de la population. Il a attribué aux départements la couleur de la population majoritaire, alors que les populations urbaines étaient représentées par de petits cercles en pointillés. Cette approche cartographique prouve l’influence de son mentor, Vidal de la Blache, qui favorisait les régions moins développées et essentiellement agricoles, où on supposait l’existence d’une harmonie entre les gens et la terre. La géographie régionale et la sympathie pour le paysan roumain allaient ainsi de pair. »
A la Conférence de paix, la passion d’Emmanuel de Martonne pour la Roumanie a eu gain de cause. (Trad. : Dominique)