La révolution française de Bucarest
Rien de ce quil y avait détabli et dapparemment pérenne avant 1789 ny échappa. Depuis les mentalités aux structures sociales, en passant par les utopies et les projets politiques réels. A lépoque, les Principautés roumaines se trouvaient, de par leurs coutumes, leur situation géographique ou encore leur économie, dans la zone dinfluence orientale, contrôlée par lempire ottoman. Le 18e siècle roumain fut dailleurs connu comme le « siècle phanariote », tirant son nom du quartier du Phanar, à Constantinople, habité par des Grecs, doù étaient recrutés les princes régnants en Valachie et en Moldavie.
Steliu Lambru, 17.12.2018, 13:00
Vers la fin du siècle des Lumières, les idées généreuses de la modernité, nées en Occident, faisaient timidement leurs premiers pas en Orient, sadaptant aux aspirations locales. Même si lespace roumain se trouvait à mille lieues en matière de structure sociale, économique, politique ou religieuse de ce quétait alors lOccident, il résonnait bien, à travers la culture, aux grands chamboulements qui avaient lieu en France. Lhistorienne Georgeta Filitti pense que cest bien à travers la culture que Bucarest, alors capitale de la Valachie, a pu combler le fossé qui existait entre lOccident et lOrient européen. « Linfluence de la Révolution française se fait sentir à Bucarest. Cela crée un climat propice, des idées nouvelles commencent à pénétrer. Il faut bien reconnaître que les princes phanariotes étaient des gens cultivés. Lorsquils traduisent Molière, quils rencontrent Voltaire, lorsque lon rédige un traité anti tabac, lorsque lon possède une bibliothèque enviée par le roi de France, lon comprend bien quun climat culturel particulier voit le jour. Un Mavrocordat, par exemple, disposait de tous ces atouts. Parce quune révolution ne peut propager ses idées dans un climat opaque, sans écho, où les gens risquent de ne pouvoir ni les entendre, ni les comprendre. »
La Révolution française de Bucarest na pas été le fait des masses, mais bien lœuvre dune élite. Et on la doit à quelques personnalités absolument remarquables. Georgeta Filitti : « Dun autre côté, il faut comprendre que le changement produit na opéré quà un seul niveau, cest-à-dire au sein des élites. Ce nest pas un phénomène de masse, qui touche lensemble des classes sociales. Le liant a été un personnage des Balkans haut en couleurs : Rigas Veleștinul. Certains croient savoir quil était aroumain, originaire de la localité Veleștinos, situé près de Volos, que jai eu loccasion de visiter et qui ressemble beaucoup à un vilage roumain. Mais le personnage est revendiqué par les Grecs aussi, et à bon escient. Pourtant, sa vie active sest déroulée ici, en Valachie, et son oeuvre saccomplit sur le sol roumain. »
Lavancée de la modernité française en Europe est portée par lélan révolutionnaire. La France républicaine, en ébullition permanente, répand ses idées humanistes aux quatre points cardinaux. A lEst, aux confins de lempire ottoman, les diplomates français trouvent un terroir fertile à leurs idées. Georgeta Filitti :« Linfluence française prend une multitude de formes. Il y a, dune part, les manifestes des révolutionnaires français qui pénètrent dans notre société via limmigration française, ou encore par lintermédiaire des diplomates. Parce que tout de suite après les guerres entre les Turcs, les Russes et les Autrichiens, et qui avaient mis sens dessus dessous les Principautés roumaines, lon voit apparaître des consulats autrichien et russe à Bucarest. Les Français essayaient aussi den ouvrir un. Et, comme par hasard, les diplomates français qui sont nommés en poste à Bucarest sont des révolutionnaires. Cest le cas de Claude-Emile Gaudin et de Carra Saint Cyr qui rencontrent et échangent sur place avec les boyards et les commerçants. Hortolan, grand commerçant français, vient sy établir, et ouvre, dès 1798, le premier magasin universel de Bucarest. Les idées de la Révolution française se font connaître sous le slogan « Liberté, Egalité, Fraternité ! », et se répandent aussitôt dans la société roumaine, à linstar et avec autant de succès quelles lavaient fait quelques années plus tôt dans la société française. »
Au 18e siècle, les habitants des Principautés roumaines, aussi réceptifs à la nouveauté, aux idées et aux programmes généreux de la Révolution française quils pouvaient être, nétaient pas moins situés aux confins de lEurope, doù aussi le fossé creusé entre leurs attentes respectives, et ceux des Français. Mais les idées inspirées par la Révolution française ont été adaptées aux conditions locales, ainsi que le remarque, à bon escient, Georgeta Filitti: « A côté de lenthousiasme provoqué en France par le renversement de la monarchie, il ne faudrait pas oublier les méfaits de la Terreur, et les autres moments tragiques et regrettables. En Valachie, les peuples chrétiens aiguisaient leurs armes, se préparant à secouer le joug ottoman. Pour revenir à ce personnage haut en couleurs, à Rigas, qui travaille tantôt pour la chancellerie du prince régnant, tantôt pour gérer les affaires des boyards, il faut dire quil écrit, travaille, agit, et rédige même une constitution. Un document censé régir les droits et les affaires de tous les peuples vivant dans les Balkans. Sans mentionner le rôle précis dévoué à chacun deux, Rigas vise la libération de toutes ces nations balkaniques du joug ottoman. Il a eu une fin tragique, les Autrichiens lont livré au pacha de Belgrade qui la fait étrangler dans la forteresse de Kalemegdan en 1798. Mais, au-delà de cet échec ou des anecdotes, cest la semence de la révolution qui est mise en terre. Des conspirateurs, peu nombreux au départ, apparaissent, tels les membres de la Société des Amis, basée à Odessa, un début dEthérie. Ces sociétés secrètes garderont leur caractère conspiratif jusquà la fin, mais elles réussissent à faire naître un état desprit favorisant les révolutions et les changements de mentalité, puis de régime, sous linfluence de la Révolution française. »
Cette révolution demeure lexpression la plus aboutie de lattirance exercée par lOccident sur les pays roumains. Quant à la matérialisation du changement de régime, on dut attendre encore un demi-siècle, jusquen 1848, pour quon le voie mûrir.( Trad. Ionut Jugureanu)