La révolte paysanne de 1907
Au début du 20e siècle, la Roumanie faisait des efforts pour se moderniser et se transformer en un Etat européen. Au cours du 19e siècle, les élites et la société roumaines s’étaient orientées vers l’émancipation politique, économique, sociale et culturelle, abandonnant les pratiques anciennes. Sur cette toile de fond, en février 1907, une explosion sociale se produisait dans le monde rural, Cette révolte paysanne a eu de forts échos en Roumanie, mais aussi à l’étranger.
Steliu Lambru, 27.02.2017, 13:56
Au début du 20e siècle, la Roumanie faisait des efforts pour se moderniser et se transformer en un Etat européen. Au cours du 19e siècle, les élites et la société roumaines s’étaient orientées vers l’émancipation politique, économique, sociale et culturelle, abandonnant les pratiques anciennes. Sur cette toile de fond, en février 1907, une explosion sociale se produisait dans le monde rural, Cette révolte paysanne a eu de forts échos en Roumanie, mais aussi à l’étranger.
Notre invité d’aujourd’hui est l’historien Alin Ciupala, professeur d’histoire moderne de la Roumanie à la Faculté d’histoire de l’Université de Bucarest. Dans son opinion, le choc engendré par cette révolte, a révélé le contraste entre les ambitions et la réalité de la Roumanie de l’époque. Alin Ciupala: «La révolte a produit un grand choc, notamment par son ampleur sans précédent. En 1906, peu avant la révolte, la Roumanie avait organisé l’Exposition jubilaire qui avait eu des échos à l’étranger. Cette exposition se voulait une sorte d’évaluation du développement de la société roumaine depuis 1866, l’année de l’arrivée du futur roi Carol de Hohenzollern-Sigmaringen en Roumanie. Et c’est toujours en 1866 qu’avait été votée la Constitution qui jetait les fondements du système politique de la monarchie constitutionnelle. Par conséquent, dans un laps de temps relativement court, nous assistons d’une part aux progrès enregistrés par la Roumanie pendant 40 ans et, d’autre part, aux échecs et aux limites de ce même système. »
Le travail des agriculteurs étant sous-évalué, l’économie avait un rendement faible. S’y ajoutaient l’absence d’une éthique du travail, l’analphabétisme et l’acoolisme, les métayers profitant des défauts et des vices des paysans. Dans ce contexte, la révolte a commencé le 8e février, dans la commune de Flamânzi, une zone agricole du nord de la Moldavie. Le 9 mars, les paysans de Munténie et d’Olténie, dans le sud du pays, se révoltaient eux aussi. Fin mars, leur mouvement était réprimé à l’aide de l’armée. Furieux, les paysans ont attaqué les propriétés des métayers. Par endroits, ils ont même attaqué les maisons des propriétaires terriens, tuant les habitants et mettant le feu aux maisons et aux biens. Il y a eu des voix qui ont dit que les paysans révoltés étaient allés trop loin. Par exemple, Ion Luca Caragiale, un des plus grands écrivains et dramaturges roumains, notait que les événements avaient pris les proportions d’une «révolution terroriste, semblable à une terrible guerre civile ». En même temps, il y a eu des heurts entre les paysans rebellés et les paysans qui ne souhaitaient pas participer aux violences.
Le problème agraire était profond, mais il n’était pas la principale cause de la révolte, estime l’historien Alin Ciupala : « Selon l’historiographie roumaine, la révolte a eu ses origines dans le fait que les paysans n’étaient pas des propriétaires de terrains. A mon avis, il y avait là un phénomène beaucoup plus complexe, le fait que le système ne fonctionnait pas à la base de la hiérarchie sociale. L’administration locale corrompue avait pour mission de protéger les paysans face aux abus en tout genre. Or, les paysans ont dû se débrouiller seuls face à un système bureaucratique dont ils ne comprenaient pas le fonctionnement. Alors, ils ont crié leur mécontentement. Cette révolte a été un cri de désespoir. Ils ont voulu attirer l’attention d’une manière violente. Les élites étaient au courant du problème, mais elles avaient été incapables d’y trouver une solution viable. C’est là un paradoxe de la société roumaine : on connaît le problème, mais on est incapable de mettre en pratique des solutions qui, en théorie, ont déjà été trouvées. »
On parle souvent d’autres aspects de la révolte des paysans roumains du début du 20e siècle : par exemple, de son caractère antisémite ou de ses origines extérieures. Alin Ciupala commente: « En essayant d’expliquer cet état des choses, on a beaucoup parlé du rôle des Juifs. La révolte de 1907, tout comme l’affaire Dreyfuss en France, est un moment où l’antisémitisme roumain a fait surface. Un phénomène latent, qui ne s’était pas manifesté avec violence. Les Juifs ont été tenus pour responsables du déclenchement de la révolte, à cause des abus des métayers juifs de Moldavie contre les paysans. Personne n’a plus pensé au fait que la plupart des métayers étaient en fait des Roumains. Selon certaines interprétations saugrenues, les services secrets austro-hongrois et russes auraient organisé la révolte afin de créer des troubles en Roumanie. Ce scénario est entièrement faux. La révolte indique en fait un problème grave de la société roumaine, qui n’a pas été résolu ni même pendant l’entre-deux-guerres ».
Le nombre des victimes de la répression de la révolte paysanne a été estimé à 11 mille. Alin Ciupala explique quelle est l’origine de ce chiffre et donne également des détails sur ces estimations. « Le chiffre de onze mille victimes apparaît à l’époque dans les journaux de gauche « Adevarul »/ « La vérité » et « Dimineata »/ « Le matin », dirigés par le socialiste Constantin Mille. C’est une estimation qui ne se vérifie pas. Le régime communiste a adopté ce chiffre sans le vérifier. Nicolae Ceausescu a organisé en 1977 un congrès de la paysannerie, auquel il a invité 11 mille délégués afin de marquer le nombre des victimes de 1907. C’est difficile à dire combien de personnes sont mortes durant ces évènements et nous ne le saurons probablement jamais. Les dossiers avec les résultats de l’enquête, très minutieuse d’ailleurs, menée par les autorités, ont été donnés au roi Carol Ier par le Ministre de l’Intérieur de l’époque, le libéral Ionel Bratianu, au moment où le Parti national libéral n’a plus été au pouvoir. Bratianu savait très bien que ses adversaires conservateurs allaient utiliser ces dossiers pour l’attaquer. Malheureusement, tous ces dossiers se sont perdus. Selon mes estimations, qui reposent sur les registres d’Etat civil qui notaient les décès de 1907, j’ose indiquer le chiffre de 2000 victimes. Mais ce qui compte finalement, ce n’est pas le nombre des morts, mais le fait que dans une société qui avançait, avec détermination, dans la voie de la modernisation, des gens sont morts parce que l’appareil bureaucratique était incapable de résoudre un problème très grave. »
La révolte de 1907 a illustré le fait que malgré les progrès enregistrés, l’Etat roumain avait toujours des retards importants à récupérer. Il n’est pourtant pas moins vrai que, dans le monde rural roumain, le changement des mœurs n’était pas d’actualité.