La renaissance de la culture de la protestation sociale et politique en Roumanie
Avec et parallèlement à l’organisation des élections et au vote, la protestation constitue une forme privilégiée de l’expression des opinions dans la société contemporaine. Les formes modernes que revêt la protestation collective trouvent sans doute leur source dans les moments mouvementés de la Révolution française. Et la protestation a représenté depuis lors un témoin fiable du niveau de liberté dont dispose une société moderne, ainsi que de la diversité des courants d’opinion qui la traversent. C’est pourquoi les totalitarismes qui ont tragiquement marqué le 20e siècle ont tous manifesté une aversion pathologique à l’égard des protestations de rue, miroir peu flatteur de leur ignominie. Les politiques, qu’il s’agisse des leaders démocrates ou des populistes, ne sont pas pour autant des partisans inconditionnels de la protestation en tant que forme légitime d’expression civique et politique. Seulement, il leur est plus difficile de la museler à l’instar de ce qu’avaient accompli en leurs temps le communisme ou le fascisme.
Steliu Lambru, 07.10.2019, 13:45
Avec et parallèlement à l’organisation des élections et au vote, la protestation constitue une forme privilégiée de l’expression des opinions dans la société contemporaine. Les formes modernes que revêt la protestation collective trouvent sans doute leur source dans les moments mouvementés de la Révolution française. Et la protestation a représenté depuis lors un témoin fiable du niveau de liberté dont dispose une société moderne, ainsi que de la diversité des courants d’opinion qui la traversent. C’est pourquoi les totalitarismes qui ont tragiquement marqué le 20e siècle ont tous manifesté une aversion pathologique à l’égard des protestations de rue, miroir peu flatteur de leur ignominie. Les politiques, qu’il s’agisse des leaders démocrates ou des populistes, ne sont pas pour autant des partisans inconditionnels de la protestation en tant que forme légitime d’expression civique et politique. Seulement, il leur est plus difficile de la museler à l’instar de ce qu’avaient accompli en leurs temps le communisme ou le fascisme.
Entre les deux guerres mondiales, la Roumanie avait connu des protestations de rue légitimes, et relativement bien tolérées par le pouvoir politique de l’époque. Les choses changent en revanche une fois le premier gouvernement communiste instauré à Bucarest, le 6 mars 1945. Malgré tout, et en dépit de la répression brutale qui s’ensuivait immanquablement, même si devenues plus rares, les protestations de rue ont émaillé les 45 années de régime communiste, portant notamment des revendications de nature sociale. Ce fut ainsi le cas des grèves des mineurs de 1977 ou encore la grève et les manifestations ouvrières de Brasov, de novembre 1987. Puis, au mois de décembre 1989, le régime communiste trouvera sa fin, noyé et finalement renversé par les masses de manifestants qui, cette fois-ci, portèrent non seulement des revendications de nature sociale, mais également politique. A partir de là, la révolution de rue qui a débouché sur le renversement du régime communiste, acheva de redorer son blason par les protestations collectives.
La poétesse et dissidente Ana Blandiana est l’une des personnalités contemporaines qui œuvra à la renaissance de la culture de la protestation en Roumanie. C’est elle qui, récemment, a inauguré une exposition intitulée « Démocratie et protestation ». Lors de son vernissage, c’était l’occasion que la dissidente explique l’objectif principal de l’exposition : nous rappeler les moments qui ont marqué la renaissance de l’esprit de la protestation de rue dans la Roumanie d’aujourd’hui.
Ana Blandiana : « Sans qu’elle soit originale, l’idée de cette exposition est de rassembler les principaux moments, les manifestations de rue qui ont marqué l’histoire récente du pays, et ce depuis 1945, lors des premières manifestations anticommunistes, et jusqu’à nos jours, jusqu’aux manifs organisées devant le siège du gouvernement, place de la Victoire, à Bucarest. Ainsi, l’exposition couvre plus d’un demi-siècle d’histoire récente, dont les 30 dernières années ont été marquées par la liberté d’expression. Il s’agit en fait d’une plaidoirie, d’une ode dédiée à la protestation de rue, à la culture de la protestation. Car un pays ne devient une démocratie véritable que lorsqu’il se construit une culture de la protestation. Et cela se bâtit à travers un processus de connaissance et de reconnaissance de ce qui est l’histoire de la protestation, en tant que phénomène inscrit dans l’histoire et qui fait l’histoire. Rappelons-nous que lors des manifestations de rue de 2012, 2013, pour la défense de la région aurifère de Rosia Montana, certains en parlaient, dans leur grande naïveté et ingénuité, comme si c’étaient les premières manifestations de l’après-1989. Moi, en entendant cela, j’étais interloquée. Aussi, parce que la moitié de ceux qui étaient présents alors aux manifs place de la Victoire avaient été déjà présents lors de grandes manifestations pour la démocratie, place de l’Université, pendant les mois d’avril-juin 1990. Ceux qui manifestaient en 2017 semblaient pourtant l’ignorer, c’était comme s’ils étaient nés dans une société sans mémoire, dans une société qui avait banni la mémoire. Il ne s’agissait pas nécessairement de ce que l’on pourrait appeler de la mauvaise volonté, mais cela augurait mal de l’avenir, de l’avenir d’une génération, qui semblait vouloir se couper du passé, en l’ignorant ».
Evidemment, les manifs, les protestations de rue ne sont pas toujours bénéfiques à la démocratie. Ana Blandiana ajoute : « J’avais reçu des Etats-Unis un essai, il s’appelle « The Language of Protest », le langage de la protestation, avec, dessiné sur la couverture, le célèbre cercle, symbole du mouvement anarchiste. Et j’ai eu la révélation de la multitude des formes que peuvent revêtir les protestations. Car pour l’auteur de cet essai, la protestation était la forme que prenait la contestation de l’ordre établi, une sorte d’anarchie, censée détruire le présent, sans pour autant envisager de bâtir quoi que ce soit à sa place. Pour nous, en revanche, les protestations de rue ont été des formes d’expression collective censées défendre l’Etat de droit, alors que ce dernier, ses valeurs étaient menacées par les totalitarismes. Ce fut le cas en 1945. Et encore, plus récemment, à Brasov, en 1987. Parce que, sinon, pourquoi ces gens étaient-ils descendus dans la rue ? Ceux qui ont eu alors le courage d’affronter la répression étaient presque des enfants, ils défendaient les droits sociaux des ouvriers de Brasov. Puis la décennie de l’Alliance civique, comme je l’appelle, les années 90, lorsque l’on protestait pour que la démocratie renaissante soit bâtie sur base de la Proclamation de Timisoara, pour couper court aux formes cachées du néo communisme. Et, enfin, les manifs de 2017, qu’est-ce d’autre que l’expression d’une volonté collective à s’opposer à ce que la Roumanie soit transformée en un Etat de droit factice, vidé de sa substance ? ».
La culture de la protestation collective commence à se frayer progressivement un chemin dans la conscience de tout un chacun, après près des 50 années de répression communiste. Les années 90 se distinguent entre toutes par la joie provoquée par la redécouverte soudaine de cette forme de solidarité collective, souvent spontanée. Ces trente dernières années, la Roumanie a connu toutes les formes de protestations, des les manifs paisibles aux confrontations violentes. La protestation politique a occupé la Une des journaux, et s’est retrouvée en tête d’affiche des journaux télévisés. La manif marathon d’avril-mai 1990 s’est étalée sur 52 jours d’affilée place de l’Université, lieu mythique de la Révolution de 1989, pour marquer le désir de changement d’une nation tout juste sortie des ornières du régime communiste. Ce fut sans doute le moment fondateur de cette nouvelle culture de la protestation, le refus exprimé par une bonne partie de la société roumaine à se laisser embrigader et manipuler par une classe politique défaillante. La renaissance de la protestation se confond en Roumanie avec la renaissance de la démocratie et du civisme, dans la poursuite de l’intérêt collectif et du bien commun. (Trad. Ionut Jugureanu)