La présence russe sur le territoire roumain durant la Grande Guerre
Steliu Lambru, 23.11.2020, 14:32
La première
guerre mondiale a vu la Roumanie rejoindre le camp des Alliés à
l’été 1916. Défaite vers la fin de la même année par les
Puissances Centrales, l’armée roumaine se voyait obligée
d’abandonner la partie sud du territoire national, soit l’ancienne
province historique de Valachie, avec la capitale, Bucarest, pour se
retirer vers l’Est, en Moldavie, où elle comptait poursuivre le
combat, aux côtés du million de militaires russes, mobilisés pour
l’occasion. L’année suivante pourtant, en 1917, la Russie était
frappée par des troubles internes qui allaient déboucher sur la
Révolution bolchévique du mois d’octobre. L’armée russe,
secouée à son tour par ces bouleversements, était dans un état de
déliquescence.
L’historien
Șerban Pavelescu, chercheur à l’Institut d’études politiques
de Défense et d’Histoire militaire, et auteur du volume intitulé
« L’allié ennemi », vient d’éditer les mémoires
inédits des deux généraux russes, Nikolai A. Monkevitz și
Aleksandr N. Vinogradski, participants au front roumain durant les
années 1917- 1918. A travers la plume de ces généraux se dessine
l’atmosphère qui régnait pendant ces années-là, et c’est
l’occasion d’apprendre beaucoup de choses sur la nature des
relations humaines qui avaient cours en cette période, ou encore sur
les nouvelles du front. Șerban Pavelescu explique la délicate
position tenue par la Roumanie, prise en tenaille entre deux géants,
l’ennemi allemand et l’allié russe : « La
Roumanie s’était montrée d’emblée réticente à s’allier à
la Russie. Il y avait un certain passif, issu de l’histoire de
cette relation compliquée. La Roumanie s’était d’abord liée
par un pacte secret à l’Autriche-Hongrie et à l’Allemagne en
1883, l’objectif en étant de contrer justement le poids de ce
voisinage menaçant que représentait le colosse russe. D’un autre
côté, une fois la Première guerre mondiale éclatée, nous
voulions nous allier à la France et à la Grande-Bretagne et, à
partir de là, par le jeu des alliances, la Roumanie s’est vu
obligée à s’allier aussi avec la Russie. »
L’aventure
d’une alliance pas comme les autres, qui évoluait sur la corde
raide, parfois sous respiration artificielle, maintenue en vie grâce
aux pressions de la France, qui avait besoin de cette alliance sur le
front de l’Est. Șerban Pavelescu : « Les
relations entre les deux commandements militaires, roumain et russe,
ont été correctes au départ, même si elles n’ont pas été
dépourvues d’aléas. Mais l’alliance militaire avait plutôt
bien fonctionné, sans défection majeure, et cela jusqu’à la
révolution russe du mois de février 1917. Certes, la présence et
les démarches entreprises en ce sens par la Mission militaire
française, dirigée par le général Henri Mathias Berthelot, ont
compté pour beaucoup. Car la Mission française avait, d’une part,
entrepris de former les contingents de l’armée roumaine, mais elle
faisait beaucoup aussi en matière de bonnes offices, pour faire
fonctionner au mieux l’alliance roumano-russe. La Mission française
surveillait le transport des équipements, des munitions et des
fournitures militaires, qui devaient nourrir le front, en arrivant
par une route détournée, qui traversait la Russie, depuis la
ville-port de Mourmansk.
Et
des membres de la Mission françaiseétaient
présents tout au long de cette route, à chaque nœud ferroviaire,
s’inquiétant de ce que le matériel arrive au complet à
destination. »
Malgré
tout, les suspicions roumaines et l’arrogance russe, qui
entichaient cette alliance de raison, n’avaient pas disparu comme
par enchantement pour autant. Șerban Pavelescu :« Lorsqu’ils
étaient entrés en guerre, les Russes l’avait dit haut et fort aux
Français : pour eux, le front roumain était un non-sens, car
indéfendable. La demande roumaine et l’engagement pris par les
Alliés de maintenir en vie le front sud leur semblaient carrément
intenables. Les Russes avait d’ailleurs fixé leur ligne de front
idéale le long de la rivière Siret, excluant du coup le territoire
roumain. Ensuite, il est clair que l’armée russe avait réagi avec
beaucoup de lenteur, au moment où l’armée roumaine était aux
prises avec les armées ennemies dans les Carpates, ensuite pour
tenir le front sur les rivières Jiu et Olt. Qui plus est, les Russes
montrèrent tardivement le bout de leur nez lors de la bataille de
Bucarest, alors que pour la défense de la Dobroudja ils n’avaient
envoyé que quelques unités de sacrifice, parmi lesquelles s’était
notamment distinguée l’héroïque division serbe, qui a perdu la
moitié de ses effectifs, sans pour autant arrêter l’avancée de
l’ennemi. »
Et
s’il était évident que l’alliance roumano-russe n’était pas
toujours au beau fixe, les volumes de mémoires des deux généraux
montrent la bonne préparation des militaires russes engagés sur ce
front, une armée qui disposait, paraît-il, de nourriture,
d’armement et de munitions, et qui avait été préservée des
conséquences des pandémies de grippe espagnole et de typhus ayant
sévi à l’époque. Mais la révolution du mois de février 1917
allait tout bouleverser. La propagande bolchévique avait commencé à
faire son lit parmi les soldats russes, conduisant à la
désorganisation des unités et de la chaîne de commande, sur fond
de délitement de la discipline militaire. Et c’est ainsi que
l’offensive lancée par les armées allemande et austro-hongroise à
l’été 1917 sera arrêtée finalement par les efforts surhumains
déployés par la seule armée roumaine, alors que dans le Nord, en
Ukraine, des unités entières de l’armée russe désertaient et
rendaient leurs armes face à l’ennemi. Șerban Pavelescu décrit
l’impact de la révolution russe sur les relations entre les deux
alliés, devenus très vite ennemis :« L’armée
russe devient du jour au lendemain un allié très peu fiable et peu
sûr pour les Roumains. Pas plus tard qu’à l’automne 1917,
l’armée russe arrive à être carrément perçue comme armée
ennemie par les autorités roumaines. En effet, une grande partie des
troupes russes se trouve derrière le front, concentrée près de la
ville de Iaşi, dans la zone de Nicolina. Et là, les agissements des
bolcheviques, des comités révolutionnaires qu’ils avaient montés
suite à la révolution d’octobre 1917, menaçaient directement les
structures politiques et l’administration roumaine, refugiés dans
la ville de Iasi, après l’occupation de Bucarest par les troupes
des Puissances centrales, fin 1916. L’hiver 1917/1918 verra les
troupes roumaines obligées de réagir à l’encontre de son ancien
allié, pour le forcer à quitter le territoire national, et
l’empêcher d’emporter les armes et les munitions destinées au
front. Et c’est ainsi qu’en 1918, l’armée roumaine mènera
plusieurs opérations de guerre contre des bandes de soldats russes,
devenues entre temps des milices révolutionnaires, occupées à
mettre à feu et à sang les zones qu’elles occupaient. »
La
fin de la guerre trouvera la Roumanie et la Russie, anciennement
alliées, épuisés. Mais elle les retrouvera surtout engagées dans
des voies de société différentes. L’une s’engagera sur la voie
de la dictature communiste, l’autre sur celle de la démocratie
libérale. (Trad. Ionuţ Jugureanu)