La linguistique à l’époque communiste
Le régime communiste tente de contrôler la langue
Steliu Lambru, 25.03.2024, 12:42
Le régime communiste s’est tellement immiscé dans la vie des gens, qu’il tenta de la régir dans les moindres détails, jusqu’à codifier à sa sauce l’expression orale et écrite de tout un chacun. La langue de bois qui en résulta deviendra le résultat le plus abouti de cette tentative.
A l’été 1950 parurent dans Pravda, le quotidien officiel du régime soviétique, trois articles signés par le grand Staline, intitulés « Le marxisme et les questions de la linguistique », et qui allaient totalement bouleverser le domaine des études linguistiques. En Roumanie, occupée depuis 1944 par l’Armée rouge et où le régime stalinien tournait à plein régime, les élucubrations staliniennes furent rapidement reprises par les milieux académiques et scientifiques contrôlés de près par les activistes communistes.
La romaniste et traductrice Micaela Ghițescu, ancienne prisonnière politique du régime communiste, avait démarré ses études universitaires en 1949, une année après que la refonte de l’enseignement, promue par le régime communiste nouvellement installé, avait bouleversé tout le système. La réforme avait introduit l’éducation politique dans le programme, et lié l’accès à l’enseignement supérieur aux origines modestes des parents. Interviewée en 2002 par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine, Micaela Ghițescu remémorait l’effet désastreux qu’avait l’introduction de l’éducation politique :
« L’on nous enseignait le marxisme-léninisme durant toute l’année. Ensuite, nous avions d’autres matières où l’enseignement avait été politisé. Aux cours de français l’on étudiait la guerre d’Indochine, la guerre du Vietnam. L’on nous racontait que les militaires français étaient des cannibales et qu’ils mangeaient les prisonniers vietnamiens. Il fallait tout simplement y croire et reproduire ces âneries ».
Le rôle joué par Nikolai Iakovlevici Marr
Dès 1948, la vedette incontestée de la science linguistique du bloc soviétique était Nikolai Iakovlevici Marr, qui avait lancé l’hypothèse de l’existence d’une proto langue à l’origine de toutes les langues. Micaela Ghițescu se rappelait le bouleversement produit par l’introduction des théories du savant soviétique dans les milieux académiques roumains :
« Les cours de linguistique générale suivaient de près les théories de Marr. L’une de ces dernières prétendait que lorsque l’organisation et la structure sociale changeaient, la langue changeait à son tour. Une autre de ses théories était que la langue d’un pays était issue de la langue parlée par le dernier conquéreur. Or, chez nous, les slaves avaient été le dernier peuple migrateur. Cela voulait dire que le caractère slave était prépondérant dans la langue roumaine et que l’on faisait table rase du caractère latin de la langue roumaine, ce qui était encore une autre ânerie ».
La linguistique selon Staline
Mais les théories de Marr allaient bientôt être balayées par Staline lui-même, qui avait décidé qu’il n’existait pas de proto langue, mais qu’en revanche les langues nationales étaient l’expression du peuple ouvrier. Micaela Ghițescu :
« En renversant la doctrine de Marr, Staline proclame un retour de facto à la linguistique traditionnelle, c’est-à-dire à la linguistique historique et comparée, avec sa notion classique de famille de langues. Chez nous, c’était le temps du retour aux origines latines de la langue. Le comble c’est que l’article de Staline, « l’intervention géniale du camarade Staline en linguistique » comme titraient en gras les journaux, avait paru le matin même de mon jour d’examen. Or, cet article renversait tout ce que nous avions appris au cours. Notre professeur, Alexandru Graur, est arrivé en retard à l’épreuve écrite, prévue le matin. Il est entré et nous a dit de rédiger un texte, peu importe lequel, à notre guise. Pour l’épreuve orale, prévue dans l’après-midi, il nous demanda de lire l’article de Staline. Des pages entières de journal où ce dernier exposa ses nouvelles théories linguistiques ».
Les théories staliniennes sur la linguistique ont eu des effets bien au-delà du champ d’études des linguistes. L’archéologue Petre Diaconu se rappelait dans une interview enregistrée en 1995 de l’arrestation de l’un de ses collègues. Ecoutons-le :
« En 1953 apparaissait l’ouvrage intitulé « Le marxisme et la linguistique », qui exposait le nouveau dogme en la matière, basé sur les théories de Staline. Les universitaires, les spécialistes, les activistes de parti se relayaient pour promouvoir le nouveau paradigme. Et puis, lors d’une conférence publique qui se tenait à l’Institut d’histoire, Chereșteș, directeur adjoint de l’Institut et activiste du parti communiste n’arrêtait pas citer Staline. Jusqu’au moment où l’archéologue Vladimir Dumitrescu se lève d’un coup et proteste : « Veuillez nous lâcher un peu les baskets avec les théories foireuses de Staline ! » qu’il dit. La conférence avait eu lieu au printemps. Et voilà qu’au mois de juillet, mon collègue Dumitrescu se fait arrêter sans autre forme de procès ».
Les ambitions linguistiques de Staline prirent fin à sa mort, en 1953. Mais la langue de bois du communisme, celle faite pour réprimer la pensée libre, perdurera bien au-delà de cette date. (Trad Ionut Jugureanu)