La génération « En avant! »
La philosophie de l’historie nous dit pourtant que l’histoire, la mémoire et la vérité ne sont que des fragments de ce qui a appartenu à l’individu et à la communauté. Et la nostalgie que nous éprouvons parfois nous renvoie à un passé que nous avons tendance à romancer, aussi désagréable qu’il eut été.La mémoire du communisme reste difficile à assumer, difficile à porter, même si la nostalgie l’a humanisée dans une certaine mesure. Après des dizaines d’années de régime communiste, après quelques autres dizaines pendant lesquelles les études ont indiqué ses erreurs catastrophiques, la nostalgie a réconcilié les gens avec le communisme et avec ses faits blâmables.
Steliu Lambru, 21.11.2016, 14:36
La génération « En avant! » c’est celle des enfants des années 1970-1980, aujourd’hui la génération d’âge mûr de la Roumanie. Elle se confond aussi avec celle des enfants nés après le Décret n° 770 de 1966 interdisant l’IVG. Les organisations de jeunesse communiste, dites des « pionniers », dont la structure rappelait à plus d’un point la rigueur militaire, tout comme le drapeau rouge, le salut, les uniformes et les livres scolaires, cet univers de l’enfance des années 1970-1980 est traité avec complaisance, bien qu’il ait été le reflet du mode de vie imposé par un régime politique qui entendait assujettir, humilier profondément ses citoyens. Dénommée d’après le salut des pionniers, la génération « En avant! » elle est arrivée maintenant à l’âge de la nostalgie ; à ne pas confondre nostalgie du régime et nostalgie de l’âge qui l’a définie en tant que telle.
Dans les années 1990, la génération « En avant! » considérait la nostalgie des personnes âgées avec un mélange de révolte et d’indifférence. Avec le temps, la génération « En avant! » a commencé, elle aussi, à avoir ses nostalgies. D’abord, comme dans un jeu ; ensuite, de manière de plus en plus profonde. Les historiens Simona Preda et Valeriu Antonovici ont interrogé 22 personnalités publiques au sujet de l’enfance sous le régime communiste. Il en a résulté un volume, « En avant ! Souvenirs d’enfance», et un film documentaire.
Simona Preda a parlé de l’exercice qu’elle avait fait avec les personnes interrogées comme d’un recueillement commun non dépourvu des pièges de la perception distordue : « Quelle est la difficulté, lorsque l’on parle de l’enfance ? Cela peut sembler banal, mais il est très difficile de parler de sa propre enfance. D’autant plus que vous êtes devant une caméra. C’est très difficile de se recomposer et de se remettre à jour, de se retrouver à un temps dont, après le passage des années, vous risquez de contaminer les souvenirs avec une grille idéologique identifiée beaucoup plus tard, des années après. Au moment où vous avez eu à faire à des adultes, à des études, à des influences idéologiques, vous risquez de vous placer a posteriori par rapport à des choses que vous viviez, jadis, d’une certaine façon, vous les sentiez d’une certaine manière ou dont vous vous réjouissiez d’une certaine manière quand vous étiez enfant. Le piège principal, quand il s’agit d’études sur des mémoires, c’est ce rapport tardif, contaminé, en fin de compte, par la maturité. Bref, ces études et celles d’histoire orale seront toujours influencées par le temps qui passe. En général, quand il s’agit de l’histoire ou de sa propre personne, on ne fait qu’interpréter. La réalité ou bien nous-mêmes, tels que nous avons été par le passé, avec nos bons et nos mauvais côtés, tout cela n’est plus entièrement récupérable, quelque grand que soit notre désir. »
La nostalgie de l’enfance vécue au temps du communisme est plus facile à comprendre que d’autres types de regrets, parce qu’elle renvoie à l’âge de l’innocence, à cette époque de notre existence où tout a l’air beau, bien et pur, où l’être humain semble entouré de tendresse et d’attention. C’est la raison pour laquelle on considère d’un œil bienveillant tout un arsenal d’objets, de situations et de bribes du quotidien de cette enfance, elle aussi imbue d’idéologie. A l’instar de ceux qui ont remémoré leur enfance sous le communisme, Simona Preda sait très bien que ces temps-là ne devraient plus jamais revenir, mais elle n’ignore pas pour autant le fait que l’existence humaine ne peut en faire abstraction : « Il y a aussi la possibilité de ne récupérer que ce qui nous a plu, ce que nous aurions aimé qu’il advienne ou bien de récupérer la personne que nous étions ou que nous aurions voulu être. C’est là que le temps intervient. Je trouve que les protagonistes ont fait preuve de sincérité. Il existe, bien sûr, des moments où l’on s’interroge sur certains pans du passé, mais je ne pense pas que l’on puisse faire des interprétations sociologiques, même si l’on interrogeait les 23 millions d’habitants que la Roumanie comptait à un moment donné. Chacun a vécu son enfance, a eu ses moments de nostalgie, de grandeur ou d’humiliation. C’est dire qu’il n’y a pas de recettes ni de moules à y couler telle ou telle expérience de vie. J’ai retenu cette phrase prononcée par quelqu’un et je me plais à la reprendre: Mon enfance, je l’ai passée non pas sous le communisme, mais au temps de mes toutes jeunes années. »
La génération « En avant! » a eu la chance d’échapper au régime politique le plus répressif de l’histoire. La Roumanie de nos jours, nous la devons justement à cette génération qui a toujours son mot à dire, malgré ses propres nostalgies.