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La Bucovine de l’entre-deux-guerres

Partie de Russie au Moyen âge, de la Principauté de Galicie ensuite, puis de la principauté de Moldavie, la Bucovine se targue d’avoir été le noyau de ce que sera la Moldavie médiévale, avec la cité de Suceava comme première capitale. Suceava sera d’ailleurs la résidence d’Etienne le Grand, le voïvode moldave le mieux connu, qui régna sans partage durant 47 années, dans la seconde moitié du 15e siècle. Quant à la Bucovine, elle sera annexée par l’Autriche en 1774, avant qu’elle ne revienne dans le giron roumain en 1918, à l’issue de la Grande Guerre. Au mois de juin 1940, à la suite de deux ultimatums successifs, l’Union soviétique annexe la Bessarabie et la Bucovine du Nord. Ces deux provinces historiques seront libérées par les armées roumaines une année plus tard, à la faveur de la guerre qu’allait opposer l’Allemagne nazie à l’Union soviétique, avant de retomber dans l’escarcelle soviétique en 1944. A l’issue de la Deuxième guerre mondiale, la Bucovine du Nord est englobée dans la république soviétique d’Ukraine.

La Bucovine de l’entre-deux-guerres
La Bucovine de l’entre-deux-guerres

, 04.10.2021, 07:53

Mais la Bucovine a depuis toujours été une terre de mixité et de brassage. Roumains, Ruthènes, Allemands, Polonais, Juifs, Magyars, Roms et beaucoup d’autres ethnies constituaient les habitants de souche de la province. Selon le recensement de 1910, réalisé par l’administration de l’empire d’Autriche-Hongrie, la Bucovine comptait 800.198 habitants, dont 39% Ruthènes, 34% Roumains, 13% Juifs, 8% Allemands, 4,5% Polonais et 1,3% Magyars. Entre les deux conflagrations mondiales, alors qu’elle s’était retrouvée à l’intérieur des frontières du royaume de Roumanie, la Bucovine connut une période faste, caractérisée par le respect des droits des minorités et par une amélioration des conditions de vie. Les statistiques économiques et les témoignages des contemporains sont là pour nous le rappeler. Un des témoins de cette époque, l’enseignant Mihai Macsim, du village Vatra Moldoviței, a donné une interview en 1998, et sa voix est conservée par le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine. Ecoutons-le : « Mon village se trouve en contrebas des Carpates, dans la région des Obcine. Une zone magnifique, habitée par des paysans qui aiment et respectent la terre. Un village multiethnique aussi, du moins il l’était ainsi à l’époque, à l’entre-deux-guerres. Les gens pouvaient parler plusieurs langues, avoir diverses croyances, peu importe, ils s’entendaient à merveille entre eux. Qui pouvait imaginer alors les conflits qui allaient s’envenimer bientôt, pour des raisons ethniques, religieuses, ou même politiques ? Personne, je vous le dis. Les gens allaient exploiter la forêt, d’autres travaillaient leurs terres. »

Les gens du coin, ces acteurs méconnus qui font la petite histoire, pratiquaient leurs métiers traditionnels. C’étaient des montagnards, des gens qui connaissaient la forêt. Mihai Macsim nous livre ce qu’était sa communauté à l’époque, communauté qu’il avait intimement connue, en tant que maître d’école : « Les gens exploitaient le bois de la forêt. Ils le façonnaient avant qu’il soit transporté dans les usines. Et puis, le village de Moldovita comptait un certain nombre d’intellectuels- médecins, médecins dentistes, chef de gare, ingénieurs, enseignants, prêtres et autres. Et il y avait aussi des ateliers et des usines, c’était un centre ouvrier assez développé. Il y avait aussi la fabrique d’église. Les intellectuels se rassemblaient parfois à la mairie ou dans les locaux de la fabrique. La politique ne faisait pas débat. » Le niveau de vie constitue depuis toujours un des témoins essentiels pour mesurer le bien-être des habitants d’une communauté. Cela en dit long sur le fonctionnement d’une société donnée, y compris d’un point de vue politique, social et culturel. Mihai Macsim nous parle du niveau de vie d’un instituteur du village Vatra Moldoviței, cet instituteur qu’il avait été :« La situation matérielle d’un instituteur de l’entre-deux-guerres ne laissait pas beaucoup à désirer. Prenez celui qui débarquait dans le système et qui pouvait compter sur un salaire d’environ 1.600 lei par mois, alors que ses dépenses, en temps normal, pour subvenir à ses besoins courants, son loyer et ce qu’il lui fallait encore, ne devait pas dépasser la moitié de son salaire. Les enseignants étaient relativement bien payés, même si, comparé à d’autres catégories de fonctionnaires, ils semblaient un peu à la traîne. Mais les enseignants étaient souvent des gens modestes, ils n’allaient pas claquer leurs sous à droite et à gauche. Tenez, moi en tant qu’instit à Breaza, j’avais un salaire de 1.600 lei et je pouvais en économiser 800 lei, tous les mois. Mais les gens lisaient, vous savez, un instituteur dépensait beaucoup pour s’acheter des livres, et la plupart d’entre nous s’enorgueillaient d’avoir de belles bibliothèques. On aimait lire, on aimait étudier. »

Faisant partie de la caste des notables d’une commune rurale, les instituteurs étaient aussi respectés. Et les communautés les prenaient au sérieux, les respectaient et les protégeaient. Mihai Macsim à nouveau :« C’est vrai qu’à l’époque, l’instit-directeur d’école recevait une partie de ses besoins en bois de chauffage. C’était la fabrique d’église qui en décidait. Ensuite, il y avait des instituteurs qui pouvaient être logés aux frais de la commune, dans une maison attenante à l’école. Aussi, parfois l’école détenait des terres, des terrains, et les instituteurs se partageaient l’usufruit de ces terres. Il y avait donc un soutien direct de la part des pouvoirs locaux, pour convaincre les enseignants à venir s’établir dans leur commune. Et je crois que les enseignants d’aujourd’hui seraient contents de bénéficier du même niveau de rémunération, des mêmes avantages que leurs prédécesseurs à la fin des années 30. La vie était plus facile à l’époque. »

Loin de confectionner une image factice ou trop idyllique, ce genre de témoignage rend compte d’une société démocratique et stable, où il faisait bon vivre. Cela détonne forcément la précarisation rampante de la vie qui s’en suivra, celle régie par des Etats et des sociétés totalitaires. Car la pauvre Bucovine, elle allait malheureusement boire jusqu’à la lie le calice des deux grands régimes dictatoriaux qui ont endeuillé le 20e siècle : le fascisme et le communisme. Et l’histoire des menues gens rend, comme souvent, très bien compte de ce qu’était la grande histoire, celle qui restera inscrite dans les livres d’histoire. (Trad. Ionut Jugureanu)

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