Jeunesse, tourisme et éducation dans la Roumanie socialiste
Ce que le régime appelait l'éducation patriotique, soit une entrée en matière dans l'idéologie communiste destinée aux plus jeunes.
Steliu Lambru, 29.05.2023, 10:46
C’est un beau jour de 6 mars 1945 que, sous la pression de la présence
des chars de l’Armée rouge, s’installait à Bucarest le premier gouvernement à
majorité communiste, dirigé par l’avocat Petru Groza. Un gouvernement qui ne
tardera pas à mettre la Roumanie en coupes réglées à la botte de l’URSS, et à
embrasser l’idéologie chère aux Soviétiques. La période noire qui suivit après
la fin de la guerre et qui marqua l’instauration du régime communiste dans le
pays ne laissait pas beaucoup de temps ni de ressources pour les loisirs. Mais
dès 1960, le revirement économique se traduisit également par un revirement,
timide et balbutiant à ses débuts, du tourisme. L’on parlait alors d’un
tourisme éducatif, modèle importé de l’Union Soviétique, où le loisir des
masses ouvrières constituait à la fois un privilège offert par le parti, et une
bonne occasion pour que ce dernier fasse instiller sa propagande.
C’était l’époque des expéditions « Cutezătorii », « Les
Braves » en traduction française, nom inspiré de la revue de jeunesse
homonyme, et destinées aux enfants de secondaire.
L’universitaire Diana
Georgescu, de University College London, spécialiste du Sud-est européen
détaille le concept qui prévalait à l’époque :
« Les années 60, au moment où la compétition est lancée, c’était
une période marquée par les réformes, par des changements, par un certain
renouveau. Et ce souffle nouveau était ressenti aussi par les organisations de
jeunesse, celle de pionniers en premier lieu. L’association des pionniers, qui encadrait
politiquement les enfants de 7 à 14 ans, s’autonomise, prend son assise, échappant
peu à peu de la tutelle des Jeunesses communistes, réservées aux plus grands,
de plus de 14 ans. L’association des pionniers obtient ainsi ses propres
statuts, et sera dorénavant dirigée par un président, deux vice-présidents, tout
en mettant sur pied différentes commissions sur des thématiques d’intérêt, dans
les domaines du sport, de la culture de la science. »
Pour mobiliser les candidats aux
expéditions des « Braves », le régime n’hésitait pas de prendre comme
source d’inspiration l’organisation des scouts de l’ancien régime, plagiant
jusqu’à leur slogan, inspiré d’un discours de l’historien Nicolae Iorga dédié aux scouts, selon lequel « L’objectif
de l’organisation était de vous faire voir, au-delà de la lettre écrite, la
beauté du monde naturel ».
Les expéditions des Braves se déroulaient dans les monts Carpates, sous
la belle étoile au long des rivières, ou encore dans le delta du Danube. Les
camps organisés entendaient mêler le plaisir des activités sportives et d’aventure
déroulées en pleine nature à l’apprentissage des sciences naturelles, de la
géographie, de l’histoire et de la culture roumaine. Ce que le régime appelait l’éducation
patriotique, soit une entrée en matière dans l’idéologie communiste destinée
aux plus jeunes. Et le régime avait mis les petits plats dans les grands pour que
cette aventure soit aussi attrayante que possible pour les jeunes pousses. L’organisation
des expéditions ne laissait ainsi rien au hasard. Des concours dotés de prix, le
journal de bord de l’expédition, l’organisation en équipes où se mélangeaient les
éducateurs aux enfants, les collections du matériel didactique et de divers
artéfacts réalisés à l’occasion charmaient et motivaient les enfants
participants.
Diana Georgescu :
« Les expéditions constituaient une activité de
loisir, certes, mais les participants s’investissaient à fond. Prendre part à une
telle expédition demandait de l’effort. Un effort financier certes, mais aussi
une capacité à s’y investir physiquement. Une telle aventure durait de 3
semaines à un mois. Les participants ne pouvaient pas utiliser des moyens de
transport en commun, une fois au point de départ. Il fallait marcher à pied,
dormir sous la belle étoile ou sous la tente, se débrouiller avec les moyens de
bord. Il fallait se débrouiller pour arriver à manger ? C’était une formule
qui faisait la part belle à la débrouille ».
L’on estime que durant ses plus de 20 années d’existence, à cette
formule ont participé plus de 30.000 équipes, et près de 500.000 pionniers. Diana
Georgescu avait rencontré l’un des participants de l’époque, qui lui a livré,
avec le recul du temps, son ressenti :
« J’avais pris une interview d’un type qui avait
raconté l’expérience sur son blog. Il parlait d’une expédition des Braves,
déroulée en 1978, dans les monts Ceahlău. Et il parlait de l’effet que lui a fait de vivre cette
aventure. Il parlait comme d’une drogue, d’une expérience forte, partagée avec
les autres. De retour au bercail, ils étaient devenus inséparables. Ils se
revoyaient sans cesse, ressassant les mêmes histoires, les mêmes aventures. Les
liens créés durant l’expédition devenaient extrêmement forts et durables. Les
accompagnateurs aussi n’étaient pas moins marqués par l’expérience. Et ils
débutent toujours leurs récits de la même manière : « J’étais jeune,
j’aimais les enfants ». J’avais adoré la réponse d’une prof de Satu Mare, qui
s’était retrouvée à la tête d’une équipe mixte, formée par des enfants
roumanophones et magyarophones. Et elle parlait de sa mission comme d’une vocation,
elle voyait cela comme une tentative de recouvrir sa dignité d’enseignante, de
guide pour ces enfants, une dignité dont les profs avaient été privés par le
régime qui leur imposaient de faire leur métier d’enseignant en ayant toujours
pour objectif d’embrigader les enfants, de les faire acquiescer aux mantras du
régime. Mais là, elle se sentait libre, elle pouvait donner libre cours à sa vocation.
Il s’agissait de vivre, de se débrouiller, de partager, d’être solidaire, de s’entraider.
C’était la vraie vie. Mais c’était cela le véritable projet politique, le
véritable dessein politique des initiateurs. Car les gens intégraient,
intériorisaient malgré tout les valeurs du régime, tout en se sentant libres. »
Les expéditions des Braves se sont essoufflées, tombées en désuétude
après la fin du régime communiste, fin 1989. Le ressenti de ce vécu survit
cependant encore dans les mémoires des participants et dans les souvenirs qu’ils
ont encore gardé de l’aventure. (Trad. Ionut Jugureanu)