Ionel Brătianu (1864-1927)
Aux côtés des deux souverains, Ferdinand et Maria, ce personnage visionnaire a réussi à mettre le pays sur la bonne voie de l’histoire, à lui conférer une nouvelle dimension étatique. Ionel Brătianu a été le fils aîné de Ion C. Brătianu, figure de proue de la révolution de 1848, avec un rôle décisif dans la naissance de la Roumanie moderne.
Steliu Lambru, 23.10.2017, 16:03
Né en 1864, Ionel Brătianu fait carrière dans l’ingénierie, tout comme son père, d’ailleurs. Diplômé de l’Ecole nationale des ponts et chaussées de France, il fait ses débuts dans la vie politique à l’âge de 35 ans, lorsqu’il adhère au Parti national libéral. Les cinq mandats à la tête du gouvernement en font le premier-ministre roumain le plus longévif. Le francophile Ionel Brătianu a également été un des avocats les plus fervents de l’entrée du pays dans la Première Guerre Mondiale aux côtés de l’Entente franco-britannique. Les archives du Centre d’Histoire orale de la Radiodiffusion roumaine conservent le témoignage daté de 1995 du juriste et diplomate Alexandru Danielopol, qui avait connu Brătianu lorsqu’il était tout jeune : « Je suis moi-même un Brătianu et cela fait ma fierté. La figure dominante de la famille n’était pas Ionel Brătianu, mais Sabina Cantacuzène, la première née. Comme elle était très autoritaire et douée d’une intelligence remarquable, presque tout le monde suivait ses conseils. Elle tenait sa maison ouverte et donnait deux ou trois déjeuners par an, que ses frères Ionel, Vintilă et Dinu Brătianu ne manquaient jamais. Ionel Brătianu, je l’ai connu quand j’étais petit. Une grande amitié le liait à mon père, qui avait d’ailleurs tenté de réconcilier, malheureusement sans succès, les deux frères Gheorghe et Ionel Brătianu. »
Après 1918, date de la création de la Grande Roumanie, Ionel Brătianu allait bénéficier d’un énorme capital d’image, se souvient Danielopol : Ionel Brătianu misait au maximum sur sa prestance. Je vais vous raconter ce que j’ai vu, un beau jour, par la fenêtre. Chose peu habituelle en ces temps-là, des grévistes criaient leur mécontentement et brandissaient des pancartes. Ils faisaient un bruit infernal. Des policiers munis de matraques avaient accouru sur place. Les manifestants, rangés en demi-cercle, hurlaient devant la maison de Brătianu. Tout d’un coup, Ionel Brătianu apparut sur le seuil de la porte, coiffé d’un bonnet de fourrure et vêtu d’un long manteau tombant sur ses bottes. Sans mot dire, il fit signe qu’on le laisse passer. Et la foule de s’écarter, comme dans le miracle de Moïse qui avait séparé la mer Rouge en deux. Brătianu alla jusqu’à la grande porte, puis retourna vers les gens et leur lança : Allez, partez, vous m’ennuyez! Pas un seul mot, pas une seule question sur leurs doléances ou sur la façon dont il aurait pu les aider. Après quoi, il se fraya un chemin à travers la foule, laquelle resta muette. En rentrant dans la maison, Brătianu claqua la porte hautainement. Les gens s’empressaient de déguerpir et ce sans que la police ait bougé le petit doigt. Ionel Brătianu, il était comme ça! »
Brătianu a également été un érudit. Son ancienne demeure abrite de nos jours la Fondation culturelle Brătianu. Alexandru Danielopol poursuit son histoire : « Avant de s’investir en politique, Ionel Brătianu avait été un excellent ingénieur et participé aux travaux de construction du pont de Cernavoda. Pendant son séjour d’études à Paris, il a passé le plus clair de son temps à la Bibliothèque nationale. La culture et son pays natal, la Roumanie, c’étaient les deux choses auxquelles Ionel Brătianu vouait un véritable culte. Il tenait à tout prix à réintroduire dans l’amitié entre la Roumanie et la France des thèmes spécifiquement roumains. C’était grâce à lui que les Roumains étaient entrés en guerre aux côtés des Français. Et puis, il déplorait le fait que l’on ait peu écrit sur la Roumanie et son histoire. Il avait découvert, à la Bibliothèque nationale de France, des manuscrits parlant du règne de Louis XIV et des liens avec la Valachie. Ces manuscrits, il les montrait partout. Il avait ramené de Paris plein de livres et d’objets d’art, car il était vraiment un passionné du beau. Bratianu aimait aussi l’art traditionnel roumain et appréciait beaucoup les peintres de Roumanie, dont il collectionnait les ouvrages. Dans sa chambre, il aimait s’entourer de petites choses. Mon père m’a raconté que Ionel Brătianu avait rendu l’âme les yeux rivés sur un crucifix portant une inscription cyrillique. Ionel Brătianu a donc été le politicien que tout pays souhaiterait avoir : un homme de son temps, mais aussi un homme en avance sur son temps.