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Emil Cioran

L’historien
des religions Mircea Eliade, le dramaturge Eugène Ionesco et le philosophe Emil
Cioran sont les trois représentants d’une génération d’intellectuels roumains
d’exception, qui a marqué de son empreinte la culture occidentale du 20e
siècle. Les trois ont choisi l’exile après 1945, lorsque les troupes de l’Armée
rouge avaient occupé la Roumanie et poussé les communistes au pouvoir. Le plus
jeune de la triade, Emil Cioran, est né il y a 110 ans, le 8 avril 1911, à
Rășinari, petite commune des Carpates, située dans le département de Sibiu. Il
mourra 84 années plus tard, le 20 juin 1995, à Paris. Fils d’un prêtre
orthodoxe et issu d’une lignée maternelle de notables, élevée cette dernière à
la baronnie dans la monarchie d’Autriche-Hongrie, Emil Cioran étudie les
Lettres à l’Université de Bucarest, où il se lie d’amitié avec deux autres futurs
philosophes d’envergure de sa génération : Petre Țuțea et Constantin
Noica.

Emil Cioran
Emil Cioran

, 16.08.2021, 13:39

L’historien
des religions Mircea Eliade, le dramaturge Eugène Ionesco et le philosophe Emil
Cioran sont les trois représentants d’une génération d’intellectuels roumains
d’exception, qui a marqué de son empreinte la culture occidentale du 20e
siècle. Les trois ont choisi l’exile après 1945, lorsque les troupes de l’Armée
rouge avaient occupé la Roumanie et poussé les communistes au pouvoir. Le plus
jeune de la triade, Emil Cioran, est né il y a 110 ans, le 8 avril 1911, à
Rășinari, petite commune des Carpates, située dans le département de Sibiu. Il
mourra 84 années plus tard, le 20 juin 1995, à Paris. Fils d’un prêtre
orthodoxe et issu d’une lignée maternelle de notables, élevée cette dernière à
la baronnie dans la monarchie d’Autriche-Hongrie, Emil Cioran étudie les
Lettres à l’Université de Bucarest, où il se lie d’amitié avec deux autres futurs
philosophes d’envergure de sa génération : Petre Țuțea et Constantin
Noica.








Dans les années 30, Cioran est gagné par
l’existentialisme en sa version roumaine, appelée « trăirism ». C’est
sous l’influence des œuvres de Friedrich Nietzsche, d’Arthur Schopenhauer, de Georg
Simmel, de Martin Heidegger, mais aussi des Russes Feodor Dostoïevski et Léon Chestov,
que Cioran se tourne vers l’agnosticisme, et se voit gagné par l’insomnie,
détail biographique d’importance, autant pour sa personne que pour son œuvre à
venir.








Mais Cioran
s’est toujours considéré essayiste, plutôt que philosophe. Il se surnomme d’ailleurs
« le sceptique de garde d’un monde en déclin ». Son œuvre ne peut que
confirmer cette lunette pessimiste à travers laquelle il scrute ce monde
torturé, déchu et qui ne finit pas de souffrir. Dès son premier recueil, intitulé
« Pe culmile disperării », « Sur les cimes du
désespoir », écrit en roumain à 23 ans et paru en 1934, Cioran donne
libre cours à son pessimisme morbide. Quatre autres parutions, toujours en
roumain, suivront, pour donner voie aux réflexions pessimistes du jeune Cioran.








Devenu boursier de l’Institut français de Bucarest, il
quitte la Roumanie en 1937. Ce sera, sans se douter, pour toujours. C’est au Quartier
latin parisien qu’il trouvera dorénavant abri. C’est là qu’il écrira l’œuvre
qui fera de lui l’un des plus importants penseurs du 20e siècle. Traduit
et publié dans de nombreuses langues, c’est dans son français choyé, qu’il manie
en maître, qu’il se fait remarquer. Hanté par le suicide, dont il fera un des
thèmes de prédilection de ses réflexions singulières, il aborde également le
péché originel, le sens tragique de l’histoire, la fin des civilisations, la
menace du Mal, ou encore le rejet de la croyance. Mais Cioran croyait que la
philosophie ne pouvait s’exprimer au mieux que dans la concision limpide de
l’aphorisme, dans l’art duquel il se rend maître.






C’est en 1990, après la chute du
communisme que le philosophe Gabriel Liiceanu, disciple de Constantin Noica, un
des amis de jeunesse d’Emil Cioran, va lui consacrer un film documentaire, sans
doute le premier dans son genre sur Cioran, du moins en langue roumaine.






Questionné sur son œuvre, Cioran
affirmait : « Mon œuvre est l’affaire d’une obsession. Tous mes
ouvrages ont été écrits dans un seul et unique but : un but médical,
thérapeutique. Tous mes écrits sont traversés des mêmes obsessions :
l’inutilité, la mort. Toutes les autres questions deviennent dérisoires, sans
importance. Ecrire, c’est ma médecine, ma thérapie. Parce qu’une fois que ces
angoisses sont formulées, elles me paraissent devenir un peu plus tolérables.
Parce que, voyez-vous, quelle serait, sinon, la confession ? Quelle est
son sens ? C’est se libérer. Parce que l’émotion de tout ce qu’on arrive à
nommer, à verbaliser, devient plus supportable, même si l’intensité de cette
émotion est comme diminuée, dégradée. Mais ce processus est thérapeutique, cela
relève du sens même de la thérapie. En l’absence de cette thérapie, les
angoisses et les états dépressifs qui m’avaient hantés tout au long de ma vie
m’auraient poussé au bord de la folie, pire même, m’aurait fait rater
complétement ma vie. Avoir réussi à nommer ce qui me hantait, c’est cela qui
m’avait sauvé. Si je n’avais pas pu mettre sur papier mes angoisses, cela
aurait mal tourné pour moi, j’en suis persuadé. Et lorsque j’avais cessé
d’écrire, c’est que quelque chose s’est retourné en moi, l’intensité de mes
obsessions avait diminué. »







Ce sont bien
les expériences personnelles qui guident toute la vie, sans échappatoire
possible, croyait le philosophe. Aussi, l’insomnie, dont il a souffert toute sa
vie, l’avait profondément marqué, alimentant son écriture remarquable.






Cioran revêtait l’insomnie de significations presque
mystiques : « Avant d’avoir connu l’insomnie, j’étais un être à peu
près normal. L’insomnie, au moment où j’avais commencé à en souffrir, est
devenue une véritable révélation pour moi. J’avais alors saisi que la vie ne
devenait supportable que grâce au sommeil.
Chaque matin, l’on commence une nouvelle aventure, ou l’on reprend
l’aventure, après avoir pu souffler. Or, l’absence de sommeil te projette dans
un état second, t’ouvre aux révélations, car elle supprime cette part
d’inconscience. Vivre 24 heures par jour en éveil, en pleine lucidité, c’est
intenable. L’être humain ne le supporte pas, il en est incapable. C’est un acte
héroïsque, et chaque jour est une lutte. L’état de veille c’est repousser les
limites, c’est aller jusqu’au bout. »









Dans sa jeunesse, Cioran s’était laissé
tenter par les idées fascistes. Un travers qu’il dénonça pourtant dès 1940. Et
dans une interview passée dans les années 1970, il en parlait comme de la plus
grande fourberie de sa jeunesse.








Mais les idées du philosophe d’origine
roumaine ont laissé leur trace non seulement dans ce que l’on pourrait appeler
la haute culture, mais encore dans la musique pop. C’est ainsi que l’album
« Désenchantée » de Mylène Farmer, sorti en 1991, s’inspire du volume
de début d’Emil Cioran, intitulé « Sur les cimes du désespoir ». Et
encore, en mars 2021, Cioran devenait le personnage central d’une BD dessinée
par Patrice Reytier, qui entendait marquer ainsi le centenaire de la naissance
du grand philosophe. (Trad. Ionuţ Jugureanu)

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