Des souvenirs de Brancusi
Constantin Brancusi est peut être l’artiste roumain le plus connu au monde. Aucun autre Roumain n’a reçu tant de distinctions et de louanges universelles, aucun autre Roumain n’a tant marqué un domaine artistique, comme Brancusi qui a laissé son empreinte sur la sculpture universelle. Son nom apparaît sur toutes les listes des meilleurs artistes et des meilleurs oeuvres d’art de tous les temps.
Steliu Lambru, 24.03.2014, 13:50
Pourtant, Constantin Brancusi n’a pas aimé la célébrité. Bien au contraire. Il était quelqu’un d’austère, absorbé par son travail et plutôt réservé avec les gens et les médias. C’est justement pourquoi il n’a jamais enregistré d’interviews radiophoniques et les morceaux vidéo dans lesquels il apparaît sont très rares. Toutefois, Brancusi vit dans la mémoire de ceux qui l’ont connu. Le Centre d’histoire orale de la Radiodiffusion roumaine a interviewé une partie de ces personnes et récupéré plusieurs enregistrements d’autres archives.
Le critique d’art George Oprescu compte parmi les gens qui ont connu Brancusi. En 1963 il racontait à la Radiodiffusion roumaine ses deux rencontres avec le sculpteur. La première a eu lieu après la première guerre mondiale, dans l’atelier parisien de l’artiste, Impasse Ronsin, où il a vécu pendant un demi-siècle, de 1907 jusqu’à sa disparition en 1957.
George Oprescu: « L’atelier de Brancusi, très vaste, était entièrement occupé par d’énormes poutres en bois ancien, certaines ayant une soixantaine de centimètres d’épaisseur et plusieurs mètres de longueur. Elles provenaient d’un village de Bretagne où des maisons avaient été démolies. Disposées les unes sur les autres, ces poutres semblaient attendre les mains magiques de l’artiste. On se serait cru dans une grotte, où un cyclope s’affairait à transformer le bois en objets censés émerveiller le monde. Et comme à cette époque-là j’étais passionné par Wagner et par sa mythologie, rien de ce que je voyais ne me paraissait étrange. »
En 1937, lorsqu’il rentre à Paris, Oprescu rend visite à Brancusi. Il trouve que l’artiste et son environnement avaient quelque peu changé. « Cette fois-ci, ce n’étaient plus les poutres en bois qui conféraient un air à part à l’atelier du maître. A cette époque-là, Brancusi se penchait sur la sculpture en bois et en métal poli. Je n’ai pas été agréablement surpris par ces ouvrages, installés sur des plate-formes mobiles actionnées par un mécanisme électrique. L’artiste m’a convié à table et nous avons causé pendant deux bonnes heures au sujet de ses sculptures. Dès le premier contact avec Brancusi, j’avais été interpellé par la noblesse rustique, je dirais, de ses traits, par ses mouvements souples, par son corps costaud. Ses yeux, surtout, étaient extraordinaires! De petits yeux perçants, tantôt moqueurs, tantôt graves, mais sans outrance. Des yeux changeants, suivant les états d’âme de l’artiste. Il s’exprimait posément, et sans ambiguïtés, car il tournait sept fois sa langue dans la bouche avant de parler. Ce soir-là, j’ai senti planer autour de moi cette sérénité de l’artiste qui a enfin saisi la vérité suprême de l’art. »
Dyspré Paleolog a été journaliste à la radio publique roumaine, dans les années de la seconde guerre mondiale. Après l’occupation soviétique, il s’est réfugié à Paris. C’est là qu’il a commencé à fréquenter Brancusi, qui avait étudié à la même faculté que son père.« Il était très attaché à mon père. Ils ont passé ensemble leur vie étudiante et ils étaient de très bons potes, comme on dit chez nous, en Olténie. Mon père a été un exégète de Brancusi, c’est bien à lui que l’on doit les premiers 4 ou 5 ouvrages consacrés à l’œuvre du maître, dont le dernier paru directement en français, à mes frais. Ce livre a fait un tollé sur la scène culturelle parisienne, éveillant l’enthousiasme des connaisseurs de l’œuvre de Brancusi. A son tour, l’artiste s’était lié d’amitié avec un jeune étudiant infortuné qui cherchait sa voie en France. Et il m’a dit: écoute, mon vieux, soit intelligent et méfie-toi de la mission diplomatique roumaine”. Des paroles qui m’ont bien servi. Brancusi m’a reçu chez lui plusieurs fois, cinq ou six au total, en raison aussi bien du livre que de l’amitié avec mon père. Autant d’occasions de mener des discussions intéressantes. Pourtant, le maître n’avait pas trop de rapport avec les Roumains de Paris. Comme toute communauté étrangère, celle roumaine de France traversait une période de réadaptation profonde, qui a débouché sur la formation de plusieurs groupes: les anticommunistes déclarés, les démocrates et les partisans de la gauche. Il y avait aussi un groupuscule de communistes fervents. A l’instar de Brancusi, moi aussi j’ai choisi de me tenir à l’écart de la diaspora roumaine. »
L’officier et le professeur Virgil Coifan remémore au micro une cérémonie accueillie en 1938, par la ville de Targu Jiu, en présence du maître Constantin Brancusi. « Nous nous sommes rendus au parc de Targu Jiu pour attendre le préfet. A ce moment là, le directeur de l’école de Tismana, un certain Chitiba qui connaissait bien Brancusi parce qu’ils étaient amis ou même parents, je ne sais plus, s’est exclamé: écoutez, maître, nos concitoyens disent que vous vous êtes moquez pas mal d’eux en créant les oeuvres que voici”. A ce moment-là, Brancusi a répliqué c’est ce que disent les adversaires de Tatarascu”. Et l’artiste a tenu à souligner le coup de main offert par la famille Tatarascu à l’emplacement de ses oeuvres dans le parc de la ville, notamment le soutien d’Aretia Tatarascu, celle qui a le plus insisté en faveur de la création d’un monument. »
Ce n’est pas un secret pour personnes que les artistes sont souvent mal compris par leurs contemporains. Mais cela ne les rend jamais moins exceptionnels. (trad.: Ioana Stancescu, Mariana Tudose, Valentina Beleavski)