De Vienne à Constantinople en bateau
Steliu Lambru, 22.11.2021, 08:03
L’historien
Constantin Ardeleanu, auteur de l’ouvrage intitulé Une croisière de Vienne à Constantinople. Voyageurs, espaces, images, 1830-1860 »,
nous replonge dans la géographie imaginaire de ces voyageurs d’antan. L’ouvrage,
exceptionnel par la qualité des détails offerts, constitue aussi une sorte de
radiographie de la société roumaine de l’époque, de sa propension à intégrer le
vent de changement qui commençait à souffler depuis l’Occident.
Constantin Ardeleanu : « Je dirais que le changement, technologique
notamment, est accueilli à bras ouverts. Avec une certaine appréhension aussi,
du moins au début. Mais également avec une bonne compréhension de l’utilité
potentielle de son emploi. L’espace roumain se voit de la sorte raccordé aux
grandes routes européennes, et cela dès l’introduction de la navigation à
vapeurs. Cela commence à partir de 1830, mais le point d’orgue a lieu au mois
d’avril 1834, lorsque le premier bateau à vapeurs, un pyroscaphe qui battait
pavillon autrichien, jette pour la première fois l’ancre dans un port roumain.
Cela fait l’événement, une réception fastueuse accueille les voyageurs et le
personnel navigant, et les élites roumaines embrassent d’emblée le nouveau
moyen de transport pour se rendre à Vienne, à Constantinople, puis plus loin,
dans les grandes capitales occidentales ou dans les lieux saints, en Egypte et
dans la région de la Méditerranée orientale. Quant aux petites gens, s’ils n’en
profitent pas directement, ils n’arrêteront pas de s’étonner. C’est parce que
le bateau est aussi un morceau d’Occident, qui se déplace et se laisse
dévoiler. Il constituait une véritable présence, une sorte d’apparition que les
contemporains n’étaient pas prêts d’oublier. »
Le Danube a
sans doute été pour les Roumains de l’époque un vecteur de modernité. Depuis, si
près de deux siècles sont passés, la mémoire de ce qu’avait représenté ce
fleuve demeure encore vive.
Constantin Ardeleanu : « Le Danube a de fait été la première autoroute,
une autoroute naturelle, qui nous a mis en contact avec le monde. Certes, aussi
naturelle qu’elle soit, il fallait consentir à quelques aménagements. Des
travaux d’aménagement ont été réalisés dans la région dite les Portes de Fer,
mais aussi dans le delta du Danube. Une compagnie autrichienne de transport
fluvial, la DDSG, a été la première à organiser une navette régulière entre
Vienne et Constantinople. Le nom sous lequel étaient alors connus les Principautés
roumaines en disait long : c’était celui de « Principautés
danubiennes ». Au départ, l’appellation recouvrait aussi la principauté de
Serbie, pour qu’après la guerre de Crimée, ce nom ne soit plus donné qu’à la
Valachie et à la Moldavie. »
Constantin
Ardeleanu avait choisi de se pencher sur un intervalle de temps bien précis, qui
recouvre la période 1830/1860. Pour mieux comprendre ce choix, donnons la
parole à l’auteur de la « Croisière de Vienne à Constantinople ».
Constantin Ardeleanu : « J’avais porté mon dévolu
sur ces deux périodes : la période de départ de l’aventure, jusqu’à son apogée.
L’année 1830 marque en effet le premier voyage danubien organisé entre Vienne
et Budapest par cette compagnie autrichienne, déroulé en partenariat avec les
Britanniques. C’est le début de la légende de l’autoroute du Danube, c’est
aussi le début du voyage fluvial en bateau à vapeurs, qui arrivera à desservir
aussi l’espace roumain, 4 années plus tard. A partir de 1860, le vent tourne.
La concurrence du chemin de fer devient pourtant de plus en plus rude, jusqu’à
ravir la vedette aux voies navigables. Le voyage en bateau entre en déclin,
d’abord dans l’espace de l’empire d’Autriche Hongrie. 1860 est aussi l’année
qui voit la mise en fonction de la première voie ferrée dans l’espace roumain, qui
relie les villes de Cernavodă et de Constanța, et qui a pour effet de
constituer une solution plus rapide. Le temps n’a plus de patience, et l’on
fait, comme partout ailleurs, des efforts pour écourter la durée des voyages
qui mènent de Vienne à Constantinople. »
Quant au
profil des premiers voyageurs, il s’agissait tout d’abord de commerçants et de
militaires, les voyageurs de toujours. Il y avait aussi des pèlerins, qui
cherchaient à se rendre au mont Athos ou, plus loin, à Jérusalem et en
Palestine. Enfin, une nouvelle race de nomades semble surgir de nulle part.
C’était ce qu’on appellera les touristes, des gens plutôt aisés, mus par
l’appel du grand large, qui partent à la découverte du monde. Mais pour les
Roumains, ces croisières constituent souvent l’occasion de se confronter à l’Occident,
à l’altérité, à la modernité et aux prouesses du progrès technologique.
(Trad. Ionuţ Jugureanu)