Abraham Goldfaden et les débuts du théâtre yiddish de Roumanie
Auteur d’une quarantaine de pièces de théâtre, Goldfaden s’est totalement identifié avec un domaine artistique auquel allaient se rapporter de nombreuses générations de dramaturges. Non – conformiste, adepte de l’éducation et de la culture mises au service du peuple et de la rigueur, Godlfaden a été une personnalité difficile à cataloguer. Né en 1840, en Ukraine, qui, en ces temps-là, faisait partie de l’Empire russe, Godlfaden était le fils d’un horloger juif. Formé dans l’esprit de l’éducation traditionnelle juive, dans une école rabbinique, il maîtrisait aussi plusieurs langues étrangères. A l’âge de 26 ans, il s’installe en Roumanie, à Iasi, ancienne capitale de la province historique de Moldavie. Il avait déjà publié quelques pièces de théâtre, des poésies et des articles de critique littéraire, dans la presse culturelle de langue yiddish de Russie et de l’Empire austro-hongrois.
Steliu Lambru, 10.09.2018, 12:45
Camelia Crăciun enseigne la culture yiddish à l’Université de Bucarest. Elle est également conseillère littéraire au Théâtre juif d’Etat de Bucarest. Selon elle, à l’arrivée en Roumanie d’Abraham Goldfaden, toutes les conditions étaient réunies pour démarrer l’aventure du théâtre yiddish : « A Iaşi, au dernier quart du 19e siècle, les conditions étaient favorables à la création de la première troupe de théâtre et de la première troupe professionnelle de langue yiddish. Ce fut le point de départ d’un véritable phénomène international, qui n’a cessé de prendre de l’ampleur jusqu’à devenir, aux Etats-Unis, une culture avec un public extraordinaire. Il y a eu, dans la culture juive d’avant l’Holocauste, une certaine tension entre les deux langues, l’hébreux et le yiddish. L’hébreux était l’apanage de l’élite et des hommes, étant utilisé dans l’administration, dans les espaces religieux et juridique. Le yiddish, lui, a toujours été perçu comme une langue moins prestigieuse, malgré les tentatives de lui conférer le statut de seconde langue des Juifs. Les premiers écrivains d’expression yiddish ont choisi des pseudonymes afin d’éviter que leurs familles soient compromises et pour ne pas s’attirer l’opprobre du public. Abraham Goldfaden a toujours nourri la conviction que sa mission était celle d’éduquer les masses. Adepte de la haskala, courant de pensée juif du XVIII e et XIX e siècle, fortement influencé par le mouvement des Lumières, Abraham Goldfaden était ouvert à la modernité. Il s’est donné la tâche très difficile de jeter les bases d’une institution nouvelle, en l’absence de toute aide. »
Passionné de culture et poussé par son credo, celui de dispenser une éducation en yiddish à l’intention des masses de Juifs, Goldfaden s’investit corps et âme dans son projet théâtral novateur. Camelia Crăciun : « La question qui se pose est de savoir d’où lui était venue l’idée de fonder un théâtre et une troupe de théâtre professionnelle de langue yiddish. Il y a trois personnes impliquées qui se sont dit dans leur droit de s’en adjuger la paternité. La première c’était Itzok Librescu, chargé des abonnements. Il raconte que, lors d’une conversation avec Goldfaden, sa femme aurait eu l’idée de »détourner » le projet de celui-ci portant sur la création d’une publication à Iaşi, ville habitée à cette époque-là de 40 % de Juifs locuteurs de yiddish. La femme de Librescu aurait affirmé qu’il serait bon que les Juifs aient un théâtre à eux comme les Roumains. Le théâtre roumain de Iasi comptait déjà plusieurs décennies d’existence et était fréquenté par nombre de Juifs. Le deuxième protagoniste, Goldfaden, a une autre opinion. En allant à la découverte de la vie culturelle des Juifs de Iasi, il constate que beaucoup des poésies qu’ils avait publiées dans la presse yiddish ont été mises en musique par des chanteurs ambulants. C’était d’ailleurs devenu une tradition que les chanteurs ambulants aillent dans les bistrots égayer les gens avec leurs sketchs. Goldfaden pensait donc que ce serait une bonne idée que d’inclure dans un programme plus ample ses poésies et les chansons à succès qu’elles avaient inspirées. La troisième personne impliquée c’était Israel Grodner, un chanteur ambulant, très populaire à Iasi, qui interprétait des poésies de Goldfaden. Lui aussi, il affirmait que l’idée lui appartenait, car il aurait fait venir Goldfaden à une de ses représentations et lui aurait proposé de monter un projet plus ample. »
L’ambition de Goldfaden et ses efforts visant à motiver ceux qui l’entouraient allaient porter leurs fruits. La représentation du premier spectacle de théâtre yiddish monté à Iasi, une première absolue dans l’histoire des Juifs d’Europe aussi, s’est avéré un succès encourageant. Camelia Crăciun : « Ce premier spectacle a été présenté par le grand poète Mihai Eminescu, considéré, de ce fait, par les historiens comme le signataire du certificat de naissance du théâtre yiddish. Le 20 août 1876, Eminescu publie une chronique théâtrale dans le journal Courrier de Iaşi. Comme il était locuteur d’allemand et originaire d’une contrée habitée par une forte communauté de Juifs parlant le yiddish, Eminescu n’a pas eu de difficulté à comprendre les spectacles de théâtre en yiddish et à rédiger la première chronique théâtrale en cette même langue. Une chronique positive, sauf une remarque à l’égard du texte littéraire. Le poète semble agréablement impressionné par le spectacle et surtout par l’impact sur le public. »
Ayant vite connu le succès, le théâtre d’Abraham Goldfaden devient itinérant et fait des tournées en Europe centrale et de l’Est. Il s’est rendu compte du fait que son projet allait dépasser les frontières nationales pour devenir un bien des Juifs de partout. Goldfaden a quitté la Roumanie en 1896 pour s’établir à New York, où il a continué à monter des pièces de théâtre et à travailler dans la presse yiddish jusqu’à sa mort, survenue en 1908. (Trad. Mariana Tudose)