A Doftana, derrière les barreaux
Le prison-musée de Doftana ferme ses portes en 1990, après la chute du régime communiste. Balayé par l'histoire, le parti n'a plus les moyens d'inventer son histoire.
Steliu Lambru, 09.10.2023, 13:23
Trop
souvent, les régimes totalitaires fondent leur légitimité sur les persécutions,
réelles, mais le plus souvent imaginaires, dont certains de leurs membres, et surtout
leurs futurs leaders prétendent avoir été victimes de la part des régimes
démocratiques. Le régime communiste roumain n’a pas dérogé à la règle, portant
aux nues, une fois arrivé au pouvoir, le passé mythologique de ses leaders. Un
passé parsemé d’actes de bravoure et de souffrances injustes et injustifiées, le
plus souvent confectionnées de toutes pièces, par des biographes qui se trouvaient
à la solde du régime. Aussi, pour étayer ses dires, le régime transforma d’anciens
pénitentiaires où des membres du parti communiste, parfois condamnés pour
terrorisme, avaient exécuté leurs peines dans les années 20 ou 30 du siècle
dernier, en musées.
Le
pénitentiaire Doftana, ouvert en 1895, et situé à 120 Km au nord de Bucarest, a
été un de ces lieux. Cette prison, connue comme la Bastille roumaine, avait en
effet été utilisée dans les années 1930 en tant que prison politique, ayant
accueilli aussi bien des communistes que des membres du mouvement d’extrême droite,
la Garde de Fer. Corneliu Zelea Codreanu et Horia Sima, deux des leaders marquants
du mouvement fasciste roumain, y avaient été emprisonnés. Mais Doftana fut surtout
la prison où avaient été incarcérés des meneurs communistes qui, quelques
années plus tard, deviendront les hommes forts du régime installé, avec l’aide
des Soviétiques, à la tête du pays. Ces communistes de la première heure, tels Gheorghe
Gheorghiu-Dej, futur premier-secrétaire du parti, Chivu Stoica, Alexandru
Moghioroș, Gheorghe Apostol, ont été bientôt rejoints par leurs plus jeunes
collègues, Nicolae Ceaușescu et Grigore Preoteasa.
C’est
ainsi que le musée-prison de Doftana ouvre ses portes en 1949, 4 années à peine
après l’instauration, le 6 mars 1945, du premier gouvernement communiste,
dirigé par Petru Groza. Destiné à conforter la légitimité du nouveau pouvoir et
surtout de certains de ses leaders, le régime d’alors n’avait pas lésiné sur
les moyens. Des associations antifascistes et prosoviétiques ont rejoint le
projet. L’historien Cristian Vasile, chercheur à l’Institut d’histoire Nicolae
Iorga de l’Académie roumaine, avait étudié la manière dont le régime avait transformé
l’ancienne prison en arme de propagande.
Cristian Vasile : « Le tremblement de
terre du 10 novembre 1940 avait fortement endommagé le bâtiment de la prison.
Les lieux sont vidés et l’endroit tombe en ruines depuis lors et jusqu’en 1948.
C’est l’année où les communistes détiennent le contrôle absolu sur le pays, l’opposition
politique avait été liquidée, le roi Michel contraint à l’exile. Et le régime
communiste prend alors possession des ruines de la prison, et fait reconstruire
le bâtiment, parfois depuis les fondations. Un investissement conséquent pour l’époque,
des sommes colossales. L’on a retrouvé les comptes, les fiches comptables des travaux
contractés à l’occasion ».
Doftana était
en effet censée devenir la vitrine du régime, cette preuve qui devait être mise
en avant après la réécriture de l’histoire opérée par les communistes, les nouveaux
maîtres du pays.
Cristian Vasile : « Avant 1965, la prison-musée mettait en avant la cellule du
camarade secrétaire-général Gheorghiu-Dej. Après sa mort, survenue en 1965,
viendra le tour de la cellule du camarade Nicolae Ceaușescu, le nouvel homme
fort du régime, d’être vénérée par le musée. Mais s’agissait-il d’un véritable
musée d’histoire ? On peut se le demander. Quoi qu’il en soit, à partir du
mois de mars 1945, Doftana est élevée au statut de musée national et des rapprochements
forcés sont fait avec la Révolution française et la véritable Bastille. Aux
yeux du régime communiste et de sa propagande ce que la Bastille avait été pour
l’Ancien Régime, Doftana l’avait été pour le pouvoir réactionnaire de la
bourgeoisie. Mais à vrai dire, il ne s’agissait pas d’un véritable musée d’histoire,
même si le parti communiste avait pour ambition de créer un musée du parti,
avec Doftana en tant que fer de lance, et d’accréditer l’idée qu’il s’agissait
du véritable musée national d’histoire de la Roumanie. Mais cette initiative
avait pour finir été abandonnée. »
Aussi, Doftana devient très vite le
haut lieu de pèlerinage du régime. Les écoliers se voient emmenés en car pour
visiter les lieux, les cérémonies des Jeunesses communistes ou des pionniers y sont
accueillies à bras ouverts. Un véritable culte de ce lieu voit le jour à
travers des œuvres musicales, chorales ou symphoniques, telle « La prise
de Doftana » poème symphonique d’Alfred Mendelsohn, composé en 1950. Ilie
Pintilie, membre proéminent du comité central du parti, mort à Doftana lors du
tremblement de terre de 1940, a longtemps été promu comme drapeau de la résistance
communiste.
Par ailleurs, l’historien Cristian
Vasile souligne combien les luttes fratricides au sein du parti communiste
décidaient de la place qu’occupait l’une ou l’autre des figures marquantes du
parti au sein du musée :
« Ștefan
Foriș, secrétaire-général du parti durant la guerre, écarté en 1944, puis tué
par ses compagnons en 1946, n’y figurait pas. Pătrășcanu, victime plus tardive
des luttes intestines, faisait partie du comité d’initiative du musée de 1947.
Il occupait la 4e place dans le panthéon au moment de l’inauguration
du musée. Le premier était Dej, secrétaire-général du parti communiste, suivi par
Teoharie Georgescu, Luca, Pătrășcanu enfin. Quelques mois plus tard, au mois de
février 1948, Pătrășcanu est écarté de ses fonctions au sein du parti, avant d’être
emprisonné et condamné à mort. Toute trace de lui disparaît aussitôt du musée
Doftana. En 1952 viendra le tour d’Ana Pauker. Même manège. L’ogre dévore ses
enfants. Viendra ensuite le tour de Luca, puis de Teohari Georgescu. »
Le prison-musée de Doftana ferme
ses portes en 1990, après la chute du régime communiste. Balayé par l’histoire,
le parti n’a plus les moyens d’inventer son histoire. (Trad. Ionut Jugureanu)