120 ans de social-démocratie roumaine
Développée d’abord en Occident, la théorie socialiste visait principalement à l’épanouissement de la classe ouvrière. Engendré par la révolution industrielle, le mouvement socialiste était au début lié au niveau de la qualité de vie, tel qu’il résultait des relations économiques et sociales entre les grands industriels et leurs employés. Pourtant, à sa mise en place dans des sociétés agraires, le socialisme a eu du mal à trouver un public adéquat. Ce fut le cas du socialisme roumain importé assez tôt d’Occident.
Steliu Lambru, 05.08.2013, 13:11
Lors de la révolution de 1848 et après la création et le renforcement de l’Etat roumain dans les années 1859 et 1866, le socialisme commence à faire de plus en plus d’adeptes. Surtout que le développement industriel débouche sur la création d’une couche sociale réceptive aux idées socialistes. Des publications telles Le Télégraphe roumain”, L’Univers”, Le travailleur roumain” ou encore Le contemporain” ont servi les intérêts des intellectuels socialistes et progressistes qui en ont profité pour propager leurs idées au sein de la société. Parmi les théoriciens du socialisme les plus connus notons les noms des frères Ioan et Gheorghe Nadejde, de Panait Musoiu, Zamfir Arbore ou encore de Titus Dunca. En plus, n’oublions pas l’infusion du socialisme russe par l’intermédiaire du mouvement populiste russe Narodnik dont le plus important représentant en Roumanie fut Constantin Dobrogeanu- Gherea. Considéré comme le théoricien socialiste roumain le plus prolifique au XIXème siècle, celui-ci s’est vu attribuer une tâche extrêmement difficile: il devait adapter la théorie marxiste propre à une société industrielle à la société agraire roumaine.
Le sociologue Calin Cotoi nous parle de la place que Dobrogeanu Gherea a occupée au sein de la société roumaine: « Le cas Gherea est très intéressant, puisqu’il reflète le conflit entre la théorie du fond sans forme et celle marxiste. La plupart des arguments formulés par Gherea ont un but précis, à savoir celui de démontrer la légitimité d’un socialisme local. Surtout que ce mouvement était considéré comme une plante exotique en Roumanie. Cela veut dire que les socialistes étaient perçus comme des individus étranges, très sympathiques grâce à leurs idées progressistes, mais qui, pour le reste, n’avaient rien à dire de concret. La Roumanie n’était pas un pays réceptif à la rhétorique socialiste. Or, la stratégie de Gherea reposait justement sur l’idée de transformer la société en quelque chose d’exotique et le socialisme en quelque chose de naturel. Aux dires de Gherea, la société roumaine était monstrueuse, elle encourageait la servitude paysanne et sortait du moule d’un monde normal. Gherea insistait donc sur l’anormalité de la société roumaine. A dresser une analyse de la société roumaine, affirme Gherea, on remarque qu’on doit utiliser les mêmes termes qu’en Occident, mais dans un sens différent. Gherea décide même de créer une loi censée expliquer l’anormalité de la société roumaine, connue sous le nom de la loi de la satellisation sociale » .
La création le 31 mars 1893 du Parti social démocrate des Travailleurs de Roumanie, premier parti socialiste roumain, a été une entreprise extrêmement difficile. Et cela parce que, en raison du suffrage censitaire, sa base électorale restait des plus faibles. Le programme du parti signé par Dobrogeanu-Gherea s’inspirait de celui d’Erfurt qui avait défini la ligne politique au Parti social démocrate allemand. A vrai dire, Dobrogeanu- Gherea, espérait que la forme, dans ce cas, les idées, allaient finir par créer aussi le fond, c’est-à-dire, la masse critique de partisans. Repassons le micro à Calin Cotoi: « Gherea adopte une stratégie par laquelle il se propose de mettre en évidence l’exotisme et l’anormalité sociale de Roumanie afin de préserver la normalité de la position socialiste, ce qui, en partie, a bien fonctionné. A un moment donné, il affirmait même que le socialisme roumain ressemblait au libéralisme. En l’absence du libéralisme, disait-il, la Roumanie moderne n’aurait pas existé. Le socialisme n’en est que l’étape suivante. Imaginez, s’il vous plaît, affirmait Gherea, comment notre société s’était présentée si les libéraux avaient démarré leurs réformes en 1770 au lieu de 1848. C’était l’argument le plus fort de Gherea. Il est intéressant de constater qu’au moment où il s’est vu contraint d’argumenter la nécessité de mettre en place le socialisme en Roumanie, il s’est inspiré du mouvement russe populiste narodnik. Et donc, il disait que le socialisme était un devoir envers le peuple travailleur qui a peiné pour nous nourrir, habiller et forger notre avenir. Le socialisme était un mouvement plutôt émotionnel et moral. Une théorie qui se confirme si l’on regarde vers le socialisme roumain à la fin du siècle. Chez nous, par exemple, il y avait de nombreux groupuscules qui étudiaient les sciences de la nature. Il suffit de feuilleter la publication d’inspiration socialiste Contemporanul pour découvrir toute sorte d’articles sur les sciences naturelles. Le socialisme était donc un mélange d’émotion, de sciences de la nature, de moralité et de changement social » .
Malgré des efforts soutenus, jusqu’au lendemain de la Première guerre mondiale, les racines de la social-démocratie et du parti social- démocrate n’ont pas pris en Roumanie. Elles ont été perçues plutôt comme les passions passagères d’un groupe d’intellectuels idéalistes et moins comme des solutions politiques viables. ( trad.: Ioana Stancescu)