Mazar Pacha, Anglais de souche, gouverneur de Bucarest
Au 19e siècle, durant la période trouble des débuts de leur modernisation, les Principautés roumaines ont accueilli de nombreux étrangers, arrivés sur leurs territoires suite à différentes aventures ou dans d’autres circonstances. Attirés par les possibilités que leur offrait cette région en train de se reconstruire selon les principes occidentaux, mais aussi par l’hospitalité des gens des parages, certains de ces étrangers y sont restés et se sont même impliqués dans le développement socio-politique du pays. Ce fut le cas de Mazar Pacha qui, en dépit de son nom ottoman, était un Anglais de souche.
Christine Leșcu, 08.11.2020, 15:43
Au 19e siècle, durant la période trouble des débuts de leur modernisation, les Principautés roumaines ont accueilli de nombreux étrangers, arrivés sur leurs territoires suite à différentes aventures ou dans d’autres circonstances. Attirés par les possibilités que leur offrait cette région en train de se reconstruire selon les principes occidentaux, mais aussi par l’hospitalité des gens des parages, certains de ces étrangers y sont restés et se sont même impliqués dans le développement socio-politique du pays. Ce fut le cas de Mazar Pacha qui, en dépit de son nom ottoman, était un Anglais de souche.
Il s’appelait en fait Stephen Bartlett Lakeman. Né en 1823, dans le sud de l’Angleterre, il était le descendant d’une famille néerlandaise qui s’y était établie après l’arrivée du roi Guillaume d’Orange, au 17e siècle. Anglais aventurier et excentrique typique, Lakeman a intégré la Légion étrangère après avoir terminé ses études à la Sorbonne. Ensuite, il arrive sur l’Île Sainte-Hélène, où il prend soin de la maison que Napoléon avait habitée pendant qu’il y avait été exilé. Il allait devenir, par la suite, officier dans l’armée britannique en Afrique du Sud. En tant qu’officier, il a contribué à la modernisation de l’uniforme militaire britannique, en choisissant une couleur de camouflage, le kaki, utilisée jusqu’à nos jours. Ses aventures l’ont mené jusqu’à Ceylan, où il a même acquis une plantation de thé. Pour tous les services rendus à Couronne britannique, Stephen Lakeman a été anobli, devenant donc Sir Stephen Lakeman au seuil de la Guerre de Crimée, éclatée en 1853 et qui allait durer jusqu’en 1856. C’est à ce moment-là qu’il s’est rapproché des Principautés roumaines. L’historien Emanuel Bădescu raconte.
« Il n’est pas venu en Valachie n’importe comment, mais en tant que participant à la Guerre de Crimée : la Grande Bretagne a combattu alors aux côtés de l’Empire Ottoman et de la France contre la Russie. C’est dans ces circonstances que les Turcs appelèrent Stephen Lakeman Mazar Pacha, en tant qu’officier britannique attaché auprès de la Sublime Porte. Il avait été nommé par le sultan à ces fonctions en raison de sa vaste expérience sur le champ de bataille, qu’il avait acquise notamment en Afrique du Sud. Pour la période de la guerre, la Sublime Porte le désigna Gouverneur de Bucarest et il y est devenu un personnage très important. Après la guerre, il épousa une veuve très riche, Maria Filipescu, descendante d’une vieille famille valaque, la famille Bujoreanu, qui possédait d’immenses domaines dans le sud du pays, dans la région d’Argeș, de Vâlcea et dans l’ancien comté de Vlașca, jusqu’à proximité de Giurgiu, au bord du Danube. Suite à son mariage, Lakeman alias Mazar Pacha entra en possession d’une partie de ces domaines. »
Dorénavant, Stephen Bartlett Lakeman allait passer la plupart de sa vie en Valachie, administrant les nombreux domaines de sa femme et continuant à s’ingérer — sans trop de succès, d’ailleurs — dans la politique intérieure du pays, car il s’était lié d’amitié avec les boyards roumains engagés dans la modernisation de la principauté. Cette immixtion ne fut pas toujours favorable aux intérêts de la Roumanie de l’époque. Pourtant, c’est dans sa maison de Bucarest qu’a été créé, en mai 1875, le Parti National Libéral (PNL), durant une réunion lors de laquelle devait initialement se tramer un complot pour détrôner le prince régnant et futur roi Carol I. Bien qu’entre temps les leaders du complot projeté et souhaité peut-être par la Grande Bretagne y aient renoncé, Lakeman a le mérite d’avoir insisté que les différentes fractions libérales s’unissent en un seul parti. Deux ans plus tard, Mazar Pacha allait tenter à nouveau de s’ingérer dans la politique de Bucarest, ne souhaitant pas que la Roumanie s’engage dans la guerre russo-turque suite à laquelle notre pays allait conquérir son indépendance vis-à-vis de l’Empire Ottoman. Cela a entraîné, bien sûr, un refroidissement entre lui et le PNL. Malgré ses échecs politiques, en tant que propriétaire terrien, Lakeman semble avoir agi pourtant plus favorablement envers son pays d’adoption — estime l’historien Emanuel Bădescu.
« Il s’est établi tout d’abord à Bucarest, rue Enei, vis-à-vis de l’actuelle faculté d’Architecture. Pourtant, il a passé le plus clair de son temps à son domaine de Copăceni, situé à proximité de Bucarest, ou à d’autres domaines — une dizaine au total — qu’il administrait au nom de sa femme. A Copăceni, mais aussi dans les autres villages où il possédait des terres, il a imposé la structure carrée — typiquement britannique — dans la disposition des ruelles. Même aujourd’hui, tout près de Giurgiu les villages ayant appartenu à Mazar Pacha gardent cette structure des ruelles, inhabituelle pour les zones rurales roumaines. Ensuite, il a contribué financièrement à la restauration de toutes les églises. Pour certaines d’entre elles, il a même fait venir des cloches d’Angleterre. Son comportement envers les villageois a été irréprochable et il les a soutenus dans tous les procès ouverts contre des marchands qui voulaient les tromper. »
Après la mort de Maria Filipescu, en 1881, Sir Stephen épouse, en secondes noces, Maria Arion, qui était beaucoup plus jeune que lui, et il passe son temps à Bucarest et à ses différents domaines. Pourtant, il se rend souvent en Angleterre. Emanuel Bădescu.
« Il s’y rendait aussi quand il était appelé par le ministère britannique des Affaires étrangères de Londres — car, à mon avis, il a été agent secret britannique en Roumanie. Il a été également présent aux Jubilées de la reine Victoria, auxquels il était obligé de participer, ayant été anobli par la souveraine. Au Jubilée de Diamant, la tribune s’est effondrée et Lakeman a été blessé à la jambe. Son pied se gangrena, ce qui allait d’ailleurs entraîner sa mort. Là, on touche à un grand problème : où Lakeman est-il mort ? Certains de ses amis affirment qu’il est mort en Angleterre, peu de temps après cet accident de 1896. Pourtant, selon la famille Chrissoveloni — apparentée par alliance à Mazar Pacha — il se serait éteint à Bucarest, étant enterré dans un cimetière évangélique du nord de la capitale, sur l’emplacement duquel se dresse actuellement l’Institut d’histoire « Nicolae Iorga ».
Où qu’il se soit éteint, l’aventurier, l’officier, l’espion, le propriétaire terrien, l’homme politique Mazar Pacha alias Stephen Bartlett Lakeman est entré dans l’histoire des Roumains grâce au rôle qu’il a joué dans la naissance du parti libéral. Une partie de ses aventures sont racontées dans son volume de mémoires What I saw in Kaffir-Land, publié aux éditions William Blackwood and Sons, en 1880.
(Trad. : Dominique)