Les libraires de l’ancien Bucarest : Leon Alcalay
L’histoire du livre grand public commence dans l’espace roumain dans la seconde moitié du XIXème siècle. La vente et l’achat de livres se développent en rapport avec la dissémination de l’enseignement primaire et la baisse de l’illettrisme et, plus généralement, comme une conséquence de l’apparition et de la consolidation de l’Etat roumain moderne.
Steliu Lambru, 05.05.2024, 12:29
A travers l’histoire, la culture a été non seulement un moyen d’élévation spirituelle, mais aussi une source de changement économique et sociale. Dans ce vaste domaine de la culture, le livre a formé des esprits et des habilités physiques. L’imprimerie, inventée par l’Allemand Johannes Gutenberg au XVème siècle a été la première révolution technique dont le livre a profité. Depuis, de nouveaux métiers ont fait leur apparition dans l’industrie du livre – le typographe ou, plus tard, le linotypiste. Et puis aussi l’éditeur, le libraire, le vendeur et le commerçant de livres.
L’histoire du livre grand public commence dans l’espace roumain dans la seconde moitié du XIXème siècle. La vente et l’achat de livres se développent en rapport avec la dissémination de l’enseignement primaire et la baisse de l’illettrisme et, plus généralement, comme une conséquence de l’apparition et de la consolidation de l’Etat roumain moderne. Objet destiné à ses débuts aux élites et aux milieux ecclésiastiques, le livre se diversifie et devient un produit accessible à toutes les classes et les catégories sociales. Cette évolution a été aussi bien une occasion de faire des affaires qu’un moyen d’éduquer ceux qui ne pouvaient pas se permettre d’acheter des livres chers. Leon Alcalay a été l’un des éditeurs, libraires et commerçants de livres les plus connus de l’ancien Bucarest, la ville d’avant 1945.
Les repères de la communauté juive dans le Bucarest d’autrefois
Né dans l’actuelle capitale roumaine en 1847, Alcalay s’est senti attiré par les livres à l’adolescence. Dans les années 1870, dans une ville trépidante, vivant au rythme d’une transformation fébrile et d’une massive infusion de livres, il a commencé sa vie professionnelle en tant que vendeur ambulant de livres, revues et autres textes imprimés anciens. Il était ce que nous appelons aujourd’hui « anticar », en fait « bouquiniste ». Il a ouvert son affaire sur Calea Victoriei (avenue de la Victoire), principale artère de la ville, au croisement avec le boulevard Elisabeta, à proximité du « Grand Hotel du Boulevard ». Felicia Waldman, de l’Université de Bucarest, dresse un inventaire des repères de la communauté juive de la ville. C’est dans ce contexte qu’elle a placé sur la carte du Bucarest juif le lieu où l’histoire de la marque Alcalay avait commencé son existence.
« C’est au rez-de-chaussée de cet hôtel que la librairie universelle Alcalay avait ouvert ses portes dès 1867, année de construction du bâtiment. Leon Alcalay était un juif séfarade d’origine espagnole, qui, à l’âge de seize ans, avait commencé à vendre des livres d’occasion derrière l’hôtel, là où se trouve aujourd’hui la rue Eforie. Il avait installé deux étales devant le bâtiment de la légation russe à l’époque. Sa passion pour les livres a été telle qu’il a réussi à élever cette petite entreprise de vente de bouquins d’occase jusqu’au point où il est devenu le plus important éditeur, libraire, imprimeur de livres, bref le plus important personnage de l’industrie de l’édition et patron des Editions universelles Alcalay. »
Naissance du format livre de poche roumain
L’entreprise de Leon Alcalay grandit et passe à un niveau supérieur, celui de l’édition et de la commercialisation du livre d’actualité. Alcalay était un esprit moderne, qui souhaitait disséminer les valeurs universelles de l’humanisme et de la culture en Roumanie. Dans son commerce avec les livres qu’il imprime et ceux qu’il revend, la littérature universelle occupe une place de choix. Il met ainsi à la disposition des lecteurs roumains les œuvres des plus grands noms de la littérature du monde. Très attentif aux tendances présentes sur le marché du livre occidental, il crée en Roumanie un format de livre de poche, inspiré par la célèbre collection « La Bibliothèque universelle » (la Reclams Universal-Bibliothek) de la maison d’édition Reclam de Leipzig. Alcalay devient ainsi un des leaders du marché du livre roumain avant la fin de la Grande Guerre. En 1920, le fondateur du livre pour tous en Roumanie meurt à l’âge de soixante-treize ans et met fin à toute une époque, raconte Felicia Waldman.
« Leon Alcalay meurt en 1920et sa famille hérite de la librairie, qu’elle continue à développer. Présente pratiquement à travers le pays, pas seulement à Bucarest, cette librairie à fait venir en Roumanie ce que l’on appelle ici « La Bibliothèque pour tous / Biblioteca pentru toți ». Au fait, la source d’inspiration était une collection allemande qui rendait la littérature accessible au public sans beaucoup de stabilité financière. Elle proposait des livres moins chers, un plus grand public ayant ainsi accès à la littérature nationale et universelle, grâce à la librairie Alcalay et à la collection « Biblioteca pentru toți ». Cette collection a continué à paraître aussi sous le régime communiste, mais produite par une maison d’édition différente, car les Editions Alcalay avaient cessé d’exister. »
Une effervescence intellectuelle balayée par la montée de l’antisémitisme d’Etat
A la fin des années 1930, le nom du fondateur des Editions Alcalay est remplacé par celui de Remus Cioflec sur le bâtiment qui abritait le siège de la maison d’édition. Une réalité due à l’antisémitisme d’Etat de l’époque, explique Felicia Waldman.
« En 1938-1939, la famille Alcalay a compris ce qu’il se passait, elle a aussi compris ce qui allait arriver et elle a décidé de vendre l’entreprise à Remus Cioflec. L’homme, qui était lui-aussi un éditeur de l’époque, a voulu racheter le réseau Alcalay et, quand l’occasion s’est présentée, il l’a fait, ce qui a pratiquement sauvé le réseau menacé de disparition. Mais les Editions Alcalay ont fini par être nationalisées par les communistes et ont disparu de toute façon. Elles ont du moins résisté jusqu’en 1948. »
Le livre accessible au plus grand nombre dans l’ancien Bucarest est lié au nom de Leon Alcalay. Les passionnés d’opus anciens peuvent en trouver aujourd’hui encore, chez des bouquinistes, la marque qui a rendu la culture accessible à tout un chacun. (Trad. Ileana Ţăroi)