Les crucifix en pierre de Bucarest
Cezar-Petre Buiumaci, muséographe au Musée municipal de Bucarest, est le coordonnateur dun projet centré sur les crucifix en pierre de la capitale de la Roumanie.
Steliu Lambru, 01.10.2023, 08:30
Les
crucifix ont constamment été présents dans l’espace public de Bucarest. A
travers le temps, une cinquantaine de tels monuments ont été érigés sur le
territoire de la ville, pour marquer des événements militaires ou sociaux, pour
délimiter une propriété ou pour jouer le rôle de cénotaphe. Certains crucifix
ont été ramenés d’ailleurs pour intégrer les lapidaires de monastères et de
musées locaux, tels le monastère Antim et les Palais brancovans de Mogoşoaia.
Le monument le plus ancien est sculpté en bois sur les ordres de Leon Vodă, prince
régnant de Valachie entre 1629 et 1632, qui voulait marquer ainsi sa victoire sur
Matei Basarab du 23 août 1631. La dégradation due au passage du temps a
poussé le fils de Leon Vodă, Radu Leon,
à le faire refaire, mais en pierre, entre 1664 et 1665. Un autre crucifix en
bois, refait plus tard en pierre, est celui de Papa Brâncoveanu, le père de
Constantin Brâncoveanu, prince régnant de Valachie de 1688 à 1714, qui a été
tué pendant la révolte des corps militaires des Seimeni et des Dorobanţi en
1655.
Cezar-Petre
Buiumaci, muséographe au Musée municipal de Bucarest, est le coordonnateur d’un
projet centré sur les crucifix en pierre de la capitale de la Roumanie. Il a
expliqué la construction de ces monuments publics avant l’époque moderne : Les grands fléaux qui se
sont abattus sur la ville ont persuadé la population d’ériger ces monuments à
double signification : la protéger des désastres et lui rappeler ce
qu’elle avait subi. C’est le cas du crucifix en pierre que le serdar
(commandant de cavalerie) Matei Mogoş (Mogoşescu) a fait installer sur son
domaine au début du XVIIIème siècle, dans l’espoir d’accélérer la fin de
l’épidémie de peste, qui secouait la ville. Le monument a acquis une importance
telle dans le mental de la communauté que le métropolite Grigore II a fait
bâtir une église autour de cette croix en pierre. Placé à l’intérieur de
l’autel de l’église Oborul Vechi, le crucifix, qui devait rappeler aux gens les
temps difficiles de l’épidémie de peste et de la période de famine, est devenu
un objet de culte très peu visible de nos jours. Nous retrouvons ce même type
de rappel d’une épidémie à Vienne, où l’empereur autrichien avait fait ériger
une colonne dédiée à la miséricorde divine à la fin de l’épidémie de peste de
la fin du XVIIème siècle. Dans la ville d’Arad, sise à la frontière actuelle de
la Roumanie avec la Hongrie, une colonne similaire, représentant la Sainte
Trinité, a été dressée vers le milieu du XVIIIème siècle. De tels monuments
existent aussi dans d’autres villes, de la région du Banat, de Hongrie ou
d’Allemagne, résultats des promesses faites en lien avec la fin des épidémies.
Les
crucifix publics pesaient d’un poids impressionnant sur le mode de vie et le
mental collectif des habitants de Bucarest. Cezar-Petre Buiumaci raconte une de
ces nombreuses histoires : Un des crucifix très importants de l’histoire de Bucarest est celui,
aussi visible que peu connu, dit de Neofit. Il a été commandé par le
métropolite de l’Ungrovalachie Néofit le Crétois pour servir de borne de
frontière. Il avait pris cette décision en raison des nombreuses violations des
droits de propriété sur les terrains et les vignobles de la métropolie par les
supérieurs du monastère Mihai Vodă. Après une enquête sur le terrain, le
métropolite a décidé de faire poser la croix en pierre à l’endroit où se
trouvait la fontaine des Gueux, dans la rue Cazărmii (de la Caserne). Sauf que
l’enquête n’a pas vraiment produit le résultat espéré, car les moines du
monastère Mihai Vodă avaient convaincu les habitants du faubourg de ne rien
dire sur les anciennes limites des domaines de la métropolie. Comme il ne
réussissait à obtenir aucune information qui l’aide dans sa démarche, Neofit a
lancé une malédiction contre les habitants du faubourg, pour les presser de
dire la vérité. « La Grande malédiction » et la « Terrible
imprécation » ont été lues dans les églises Alba-Postăvari,
Arhimandritului, Gorganului et Golescu, dans les trois premiers dimanches du
Carême, leurs destinataires étant tous ceux qui connaissaient les repères des
terrains en question, mais qui ne voulaient pas en parler. La démarche a eu du
succès, car les gens ont indiqué les repères à la commission d’enquête chargée
de faire de la lumière dans ce cas.
L’une
des plus récentes croix publiques de Bucarest se trouve Place de l’Université,
au centre-ville de la capitale. La Croix de Bessarabie se dresse aux côtes des
crucifix qui commémorent la Révolution de décembre 1989. Cezar- Petre Buiumaci
a raconté l’histoire de cet ensemble : La Croix de Bessarabie est une croix en bois ramenée de Chişinău par
un groupe d’étudiants de la République de Moldova lors de la Marche de l’Union
et posée le 27 mars 1992, date de l’union de la Bessarabie avec la Roumanie en
1918. La croix en bois symbolise l’union de la nation, étant pratiquement le
premier crucifix de l’ensemble actuel, dressé à la place de crucifix posés en
décembre 1989. Huit autres croix en pierre y ont été ramenées de la commune
d’Alexeni, dans le département d’Ialomiţa, et forment ainsi l’Ensemble des
Héros de la Révolution de décembre 1989. C’est devenu le principal lieu de
commémoration des martyrs de la révolution anti-communiste. C’est un exemple de
changement de la signification d’un monument, passé de borne de frontière à
monument de forum public important dans l’histoire récente.
Par
leurs messages forts et expressifs d’un point de vue artistique, les crucifix
en pierre de Bucarest, sont devenus des éléments constitutifs du paysage urbain
actuel. Même si le bucarestois lambda peut s’habituer à leur présence, ces
monuments gardent intacte tout leur poids symbolique. (Trad. Ileana Ţăroi)