Les auberges bucarestoises
Bâtiments massifs, rappelant
les forteresses médiévales, avec des murs extérieurs pour protéger les chambres
des voyageurs et une cour intérieure pour abriter les charrettes et leurs
chevaux – les auberges s’étaient multipliées dans le Bucarest des XVIIème et
XVIIIème siècle. Ville de commerce par excellence, la capitale de la
Principauté de Valachie était en même temps un carrefour des routes
commerciales reliant l’Orient à l’Europe occidentale. De ce fait, les auberges
avaient une importance vitale aussi bien pour les voyageurs que pour la
population locale, qui y trouvait refuge en cas d’invasion ou de guerre.
Certains de ces voyageurs étrangers nous ont laissé des descriptions plutôt
minutieuses des établissements où ils avaient logé, raconte Gabriel Constantin,
muséographe au Musée municipal de Bucarest.
Christine Leșcu, 24.09.2023, 11:31
Bâtiments massifs, rappelant
les forteresses médiévales, avec des murs extérieurs pour protéger les chambres
des voyageurs et une cour intérieure pour abriter les charrettes et leurs
chevaux – les auberges s’étaient multipliées dans le Bucarest des XVIIème et
XVIIIème siècle. Ville de commerce par excellence, la capitale de la
Principauté de Valachie était en même temps un carrefour des routes
commerciales reliant l’Orient à l’Europe occidentale. De ce fait, les auberges
avaient une importance vitale aussi bien pour les voyageurs que pour la
population locale, qui y trouvait refuge en cas d’invasion ou de guerre.
Certains de ces voyageurs étrangers nous ont laissé des descriptions plutôt
minutieuses des établissements où ils avaient logé, raconte Gabriel Constantin,
muséographe au Musée municipal de Bucarest.
« La
plus ancienne attestation documentaire d’une auberge date de 1673.
Mais déjà en 1632, un étranger de passage à Bucarest remarquait le grand nombre
de commerçants turcs, grecs, italiens, français et même anglais qui y
apportaient leurs marchandises. L’apparition des auberges répondait donc à
cette activité marchande et il y en avait plusieurs types: princier, commerçant
et monastique. Chaque faubourg de la ville avait sa propre auberge, mais la
plupart de ces établissements n’étaient pas grands, leurs clients étant
quasiment tous des commerçants venus de province, avec de petites quantités de
marchandises. Il existait bien-sûr aussi des auberges aux dimensions
impressionnantes, construites près des foires bucarestoises, qui offraient aux
commerçants roumains et étrangers les meilleures conditions pour stocker et
vendre leurs marchandises. Pourtant, suite à la modernisation des moyens de
transports, le besoin de s’approvisionner sur le long terme baisse jusqu’à la
disparition à partir du moment où le train et le bateau ont commencé à ramener
de grandes quantités de marchandises en très peu de temps. Parallèlement, les
voyageurs et les commerçants préfèrent de plus en plus des bâtiments nouveaux,
modernes, plus confortables et mieux équipés pour la commercialisation des
marchandises. C’est ainsi que prend fin l’histoire des auberges bucarestoises -
noyaux de développement urbain. Celles, qui se sont adaptées au changement et
qui ont réussi à surmonter le danger des démolitions de l’histoire récente, continuent
à préserver leur charme. »
Le déclin des auberges
s’enclenche officiellement en 1828, lorsque le premier hôtel de style européen
est érigé à Bucarest. Mais avant cette date, des auberges célèbres étaient
mentionnées dans les récits de l’histoire orale et écrite de la ville: Hanul cu
Tei (L’Auberge aux tilleuls), Hanul lui Manuc (L’Auberge de Manuc), Hanul/L’Auberge
Hagi Tudorache, Hanul Şerban Vodă//L’Auberge Şerban Vodă. D’ailleurs, les ruines
des caves de ce dernier établissement sont toujours visibles près du bâtiment
de la Banque nationale de Roumanie, érigé à la place de l’ancienne auberge. La
majorité de ces auberges se trouvait dans le périmètre actuel du Centre
historique de Bucarest, la zone commerçante par excellence de la capitale, où
l’on trouvait quelques-uns des marchands les plus connus de la ville. Gabriel
Constantin raconte.
« Les
auberges cachent des histoires de vie remarquables,
dont une était celle d’Emanuel Mîrzăian, connu plutôt sous le nom de Manuc Bei.
Ce personnage fabuleux, devenu riche à la mort de son père, avait su multiplier
sa fortune grâce aussi à son talent de cultiver des relations à la fois parmi
les représentants du pouvoir ottoman et parmi les élites de la Principauté de
Valachie. Personnalité remarquable, il parlait douze langues couramment,
maniait le tact et la diplomatie et, par-dessus tout, il avait un but bien
défini. En même temps, il jouait un jeu ambigu, aussi bien avec les Russes
qu’avec les Ottomans. Emanuel Mîrzăian – Manuc Bei était un commerçant riche,
qui prêtait de l’argent à tout le monde, y compris aux élites dirigeantes
ottomanes et valaques. C’est d’ailleurs ce qui lui a valu d’être un des
médiateurs de la paix entre l’Empire des tsars et celui du sultan, l’accord de
paix ayant été signé dans une des salles de l’Auberge de Manuc en 1812. Pour
avoir trahi les Ottomans, il a dû se retirer à sa propriété de Bessarabie, où
il est décédé, très probablement empoisonné par quelqu’un de son entourage, malgré
la version officielle d’une chute de cheval. »
De nos jours, l’Auberge de Manuc est le
seul bâtiment de ce genre préservé à Bucarest, accueillant à l’intérieur un
restaurant et un hôtel. Hagi Tudorache est un autre personnage de ce monde
tellement particulier, dont l’histoire est racontée par Gabriel Constantin.
« Hagi Tudorache est parti du bas de l’échelle
sociale. Fils de paysan, il s’appelait en fait Tudor Todoran et il était venu à
Bucarest, poussé par son père qui voulait qu’il apprenne le métier de
commerçant. C’est ainsi qu’il devient apprenti chez Tudorache Hagiu, le gérant
de l’échoppe de l’Auberge Sfântul Gheorghe. Le commerçant, qui n’avait pas
d’enfant, fut impressionné par les qualités du jeune Tudor Todoran, dont il fit
son héritier, à condition que celui-ci adopte son nom. Et c’est comme ça que
Tudor Todoran devint Hagi Tudorache.
Préférant le commerce de gros, il a inventé le commerce ambulant à l’aide de
charrettes couvertes, à l’intérieur desquelles les marchandises étaient
exposées sur des étagères. Ces charrettes sillonnaient le pays, apportant à la
population locale quasiment tous les produits nécessaires dans une maison. Il
faut dire que Hagi Tudorache n’était pas allé à l’école, et il savait à peine écrire
son nom. Mais il avait une mémoire prodigieuse, qui enregistrait chaque
transaction et chaque somme d’argent qui lui était due. Ses fils aussi ont
appris le commerce en travaillant aux côtés des commis de la boutique, leur
père ayant voulu leur apprendre ainsi les moindres détails du fonctionnement de
ses affaires et le respect pour le travail des salariés. »
Le Musée municipal Bucarest a organisé
cette exposition temporaire, consacrée aux anciennes auberges de la ville, pour
célébrer un chapitre important de l’histoire de la capitale roumaine. (Trad.
Ileana Ţăroi)