Le Pont de la Mogoșoaia
Baptisée Podul Mogoșoaiei/Le pont de la Mogoșoaia dès sa création autour de l’année 1689, cette artère de la ville a subi un grand nombre de transformations en profondeur durant ses presque 350 ans d’existence. Rebaptisée Calea Victoriei/l’avenue de la Victoire lorsque la Roumanie a gagné son indépendance suite à la guerre contre l’Empire ottoman de 1877-1878, elle porte les traces de toutes les étapes historiques vécues par Bucarest et la Roumanie au cours des trois derniers siècles. Calea Victoriei a été mentionnée par des auteurs roumains et étrangers dans des centaines de livres, et certains épisodes racontés par ces auteurs circulent aujourd’hui en tant que légendes urbaines.
Steliu Lambru, 11.12.2022, 00:28
Un tel livre, devenu classique, s’intitule « Podul Mogoșoaiei. Povestea unei străzi/Le pont de la Mogoșoaia. L’histoire d’une rue », écrit par le diplomate Gheorghe Cruţescu. De nombreuses voix considèrent que c’est le plus bel ouvrage dédié à Calea Victoriei, principalement grâce au style de l’auteur, puisque Gheorghe Cruțescu n’était ni historien ni homme de lettres, mais un diplomate qui écrivait bien. Né en 1890 dans une famille de propriétaires terriens moyens, il était le petit-fils du colonel Lăcusteanu, le commandant du premier bataillon de l’armée roumaine créé en 1830 et un des révolutionnaires fervents de 1848. Gheorghe Cruțescu fait des études de droit à Paris, où il obtient son diplôme en 1915, et en 1916 il est volontaire sur le front de la Grande Guerre. Lorsque la paix revient dans le monde, il rejoint le ministère des Affaires étrangères de Bucarest et se voit nommer attaché de légation. Son dernier poste a été à Stockholm, durant la deuxième guerre mondiale, mais il a refusé de quitter la capitale suédoise pour rentrer en Roumanie en 1947, lorsque le régime communiste s’est installé à Bucarest. Gheorghe Cruţescu est mort, parait-il, le 30 décembre 1950, à Mougins, dans le sud de la France.Cătălin Strat, qui est le rédacteur de l’édition 2022 du volume « Podul Mogoșoaiei. Povestea unei străzi », explique le succès de ce livre particulier : « Gheorghe Cruțescu était un passionné d’histoire, pas un chercheur ni un universitaire. Je crois plutôt que ce qu’il voulait c’était de sauvegarder une partie de l’histoire orale de son temps, de préserver les histoires racontées au sein de sa classe sociale, et qui sont délicieuses, pour les raconter dans un livre. Et il l’a fait dans ce merveilleux livre qu’est « Podul Mogoșoaiei », un extraordinaire montage de micro-histoires bucarestoises. C’est l’histoire de l’avenue de la Victoire, certes, mais c’est aussi l’histoire de Bucarest, de la modernisation de la ville, de l’évolution de la société locale, depuis sa variante orientale à celle occidentale, très sophistiquée. C’est l’histoire des vêtements, de la vie quotidienne, c’est – si vous voulez – une sorte d’histoire des mentalités avant la lettre. C’est une histoire des institutions et des petites choses avant que ces disciplines se différencient à l’intérieur du vaste domaine qu’est l’étude de l’histoire. »
Cătălin Strat nous sert de guide pour une balade imaginaire le long de l’avenue de la Victoire, en empruntant le parcours décrit par Gheorghe Cruţescu dans son livre et dont le point de départ est le quai de la Dâmbovița. L’idée était de trouver des bâtiments emblématiques mentionnés dans le livre de 1943 et qui sont encore debout : « Il commence effectivement sa balade au bout de l’avenue qui donne sur la Place Națiunilor Unite/des Nations Unies et nous pourrions imaginer des voyageurs ou des visiteurs de la ville qui se promènent en compagnie de Cruţescu. Il était quelqu’un d’une grande qualité humaine, très sympathique et très drôle, et ça c’est visible dans les explications de son merveilleux livre. Il nous reste encore, bien-sûr, des bâtiments des temps anciens : le Palais de la Caisse d’épargnes, l’Église Zlătari, sur laquelle l’auteur pose un regard un peu critique, en disant qu’elle ressemble à un jeu de cubes en bois. Il y a ensuite le bâtiment du Cercle militaire, érigé sur l’ancien emplacement du monastère et de l’église du Sărindar, l’hôtel et restaurant Capșa, dont il raconte l’histoire particulière d’une manière très amusante. Le bâtiment du Théâtre national n’existe malheureusement plus, mais nous avons un chapitre bien fourni sur le commencement de l’activité théâtrale chez nous. Il nous reste encore les passages couverts, l’Hôtel Continental. Le Palais royal n’a plus la forme décrite par Gheorghe Cruţescu, car un tas de changements séparent l’ancien hôtel particulier Golescu de l’édifice actuel. Le Palais royal a brûlé en décembre 1926 et il a été reconstruit dans sa forme actuelle par l’architecte Nenciulescu. L’Athénée roumain est debout à la place de l’ancien Jardin de l’Evêché, qui abritait une statue du général Emanuel Florescu. L’Hôtel Athénée Palace est toujours à sa place, mais à l’entre-deux-guerres sa façade Beaux-Arts a été remplacée par Duiliu Marcu avec une façade dans un style vaguement Art Déco. Nous retrouvons toutes les églises mentionnées par l’auteur de mémoires Kretzulescu, par exemple Biserica Albă-l’église Blanche. Et puis il nous reste des hôtels particuliers d’anciens boyards- Casa/La Maison Cesianu, Casa Grădișteanu. D’autres bâtiments ont disparu, tandis que d’autres ont été remplacés par de nouvelles constructions. »
« Podul Mogoșoaiei. Povestea unei străzi » raconte aujourd’hui le centre-ville de Bucarest à la génération des Millennials. C’est l’histoire d’une actualité débutée il y a environ 350 ans. (Trad. Ileana Ţăroi)