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Le philosophe Mihai Șora (1916-2023)

Le philosophe et essayiste roumain Mihai
Șora s’est éteint à Bucarest, en ce début de printemps. Il fut un des
intellectuels de ce pays à avoir vécu sous plusieurs régimes politiques et
assisté aux grands bouleversements de l’histoire du XXème siècle. Mihai Șora
laisse derrière lui son œuvre, bien-sûr, mais aussi plusieurs performances
assez singulières. Par exemple, si quelqu’un avait réalisé un classement de la
longévité, il y aurait occupé à coup sûr une place de tête, puisque peu de gens
peuvent se vanter d’avoir atteint l’âge de 106 ans. Autre performance – l’année
de sa naissance, en pleine Grande Guerre, dont la fin, en 1918, allait voir
naître la Grande Roumanie. Mihai Șora avait même l’habitude de plaisanter en
disant « je suis plus vieux que la Grande Roumanie ». Performance
également – la parution chez Gallimard,
en 1947, de son volume « Du
dialogue intérieur. Fragment d’une anthropologie métaphysique »: il fut le
premier auteur roumain auquel la prestigieuse maison d’édition française
faisait confiance. Et puis Mihai Șora fut
aussi un protestataire, le plus âgé des manifestants antigouvernementaux
rassemblés sur la Place de la Victoire, à Bucarest, en 2017 : il avait 100
ans.

Le philosophe Mihai Șora (1916-2023)
Le philosophe Mihai Șora (1916-2023)

, 19.03.2023, 10:00

Le philosophe et essayiste roumain Mihai
Șora s’est éteint à Bucarest, en ce début de printemps. Il fut un des
intellectuels de ce pays à avoir vécu sous plusieurs régimes politiques et
assisté aux grands bouleversements de l’histoire du XXème siècle. Mihai Șora
laisse derrière lui son œuvre, bien-sûr, mais aussi plusieurs performances
assez singulières. Par exemple, si quelqu’un avait réalisé un classement de la
longévité, il y aurait occupé à coup sûr une place de tête, puisque peu de gens
peuvent se vanter d’avoir atteint l’âge de 106 ans. Autre performance – l’année
de sa naissance, en pleine Grande Guerre, dont la fin, en 1918, allait voir
naître la Grande Roumanie. Mihai Șora avait même l’habitude de plaisanter en
disant « je suis plus vieux que la Grande Roumanie ». Performance
également – la parution chez Gallimard,
en 1947, de son volume « Du
dialogue intérieur. Fragment d’une anthropologie métaphysique »: il fut le
premier auteur roumain auquel la prestigieuse maison d’édition française
faisait confiance. Et puis Mihai Șora fut
aussi un protestataire, le plus âgé des manifestants antigouvernementaux
rassemblés sur la Place de la Victoire, à Bucarest, en 2017 : il avait 100
ans.


Mihai Șora est né en novembre
1916, dans la famille d’un prêtre du Banat, à l’époque province à population
roumaine majoritaire de l’Austro-Hongrie. Il a fait des études de philosophie
et de langues classiques à l’Université de Bucarest. En 1938, il se rend en
France avec une bourse d’études et, durant l’occupation allemande de la
deuxième guerre mondiale, il écrit sa thèse de doctorat sur Blaise Pascal. C’est
durant la guerre que se produit l’égarement communiste de Mihai Șora, qui adhère au Parti communiste français. Ses sentiments profondément
antifascistes, comme ceux de tant d’autres intellectuels de son temps, furent manipulés et
détournés vers le communisme, l’autre visage du régime totalitaire criminel.
Heureusement, il allait guérir de l’illusion communiste. De retour en Roumanie
pour voir ses parents en 1948, le régime communiste l’empêche de rentrer en
France, où son épouse et ses enfants l’attendaient, l’obligeant ainsi à vivre
tout le reste de sa vie en Roumanie.


Mihai Șora a été proche du Groupe
de lași, rassemblant des intellectuels (écrivains, essayistes, philosophes,
traducteurs) qui essayaient de s’opposer au régime communiste dans les années
1970. Sorin Antohi, ancien membre du Groupe de Iași, se souvenait de l’aide
fourni par Mihai Șora: « Tereza Culianu-Petrescu le disait
très bien: Mihai Șora était notre ami, celui qui se rendait tellement souvent à
Iași. Il passait tant de temps avec nous et il faut raconter les choses moins
connues. Oui, il transportait des documents qu’il fallait faire sortir de
Roumanie: lettres, éditions de revue et autres. Il fallait les envoyer à
l’étranger par différents moyens. Et encore oui, Mihai Șora a joué le rôle du
courrier au moins trois fois pour de tels documents. »



Après 1945, la Roumanie vivait à
fond l’utopie communiste, les intellectuels et la société entière se heurtaient
aux mêmes privations matérielles et spirituelles. L’absurde quotidien était à
son apogée et Sorin Antohi se souvenait du comportement de Mihai Șora, guéri de
ses illusions politiques, dans une situation où la réalité et l’utopie
idéologique étaient complètement séparées: « J’évoquerais Mihai Șora une
dernière fois et de la manière suivante: il fait l’objet d’un grand débat sur
internet. Moi, je vais publier prochainement un texte dont le titre sera
« Les Silences de Mihai Șora ». Les gens ne savent pas car ils n’ont
rien vu, ils n’ont pas été témoins, donc ils ne connaissent pas non plus les
silences de Mihai Șora. Et si jamais il y a eu des silences éloquentes, ce sont bien les
siennes. En voici un seul exemple: en 1986, j’ai organisé une conférence sur
l’utopie à l’Université d’Iași, et pour moi Mihai Șora y était l’invité vedette.
Ils étaient tous des invités vedettes, mais lui, il l’était plus que tous les
autres. Quand je lui ai donné la parole, Mihai Șora s’est levé, s’est arrêté
devant le pupitre des interventions, a regardé assez intensément la salle et s’est
tourné sur ses pas pour rejoindre calmement sa place. Je l’ai dit alors, je le
redis maintenant: il existe des choses mieux servies par le silence. Au lieu de
parler d’utopie dans une dystopie, comme nous voulions le faire dans notre
forme de subversion et de contreculture, Mihai Șora a gardé le silence. »



Après 1989, Mihai Șora a participé
à la renaissance de la politique en Roumanie, ayant assumé le portefeuille
ministériel de l’éducation. En tant que membre du Groupe de dialogue social et
de l’Alliance civique, il a aussi pris part à la construction de la société
civile en Roumanie. Mihai Șora a été une voix publique active jusqu’à la fin de
sa vie. (Trad. Ileana Ţăroi)

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