Le mémorial de Sighet
Le musée de Sighet concentre larchipel de la terreur communiste des années de plomb, de 1950 au début des années 1960, et dans lequel ont trouvé la mort plus de cent mille Roumains. La fondation « Academia Civică/LAcadémie civique », fondée et longtemps dirigée par les écrivains et opposants anticommunistes Ana Blandiana et feu Romulus Rusan, a réussi, au milieu des années 90, à ouvrir ce premier lieu de mémoire dédié aux victimes de la répression communiste. Au fil du temps, ce lieu réussit à se forger une place particulière dans la conscience collective des Roumains.
Steliu Lambru, 10.03.2019, 13:10
30 ans après la chute du communisme en Roumanie et dans toute lEurope de lEst, Ana Blandiana rappelle limportance de ce lieu de mémoire. Au-delà des mots, lon entend la voix particulière de lécrivaine et de lopposante anticommuniste dont lémotion suinte, comme pour mieux transmettre toute lhorreur de lindicible. « Le mémorial de Sighet, qui pour moi remplace une pile de livres que je nai pas écrits, cest un livre en soi. Un livre dans lacception médiévale, dans lacception des chroniqueurs, un manuel de mémoire, un abécédaire qui nous apprend à recouvrir notre mémoire collective. Car la victoire la plus retentissante du communisme a été celle de nous avoir privés de notre mémoire. Nous en sommes devenus conscients de toute la tragédie de cette situation seulement après 1989. Parce que lhomme sans mémoire, lhomme nouveau, le lavage des cerveaux que le régime appelait de ses vœux, cet être qui ne devait se souvenir ni de celui quil avait été, ni de ce quil avait fait, ni des biens quil possédait avant linstauration du régime communiste, cétait bien cet homme que le régime ambitionnait de créer. La mémoire demeure une forme de vérité, et elle devait être anéantie pour que la vérité soit anéantie avec. Ou manipulée. La guerre contre la mémoire, qui représente à la fois un crime contre la raison et contre lhistoire, a représenté lœuvre capitale du communisme. »
Les deux écrivains fondateurs du Mémorial ont ressenti le besoin de faire revivre le souvenir de la prison de Sighet devenue, durant les années 50, le cimetière de lélite roumaine. Cétait leur petite pierre apportée à lédifice de la renaissance du passé, celui obnubilé et déformé par lidéologie marxiste. Ana Blandiana encore: « Réaliser ce Mémorial nétait pas un but en soi, mais plutôt un moyen. Nous ne nous sommes pas proposé de créer un chef dœuvre muséographique, où les crimes de notre passé récent soient mis en lumière dune manière artistique et scientifique, rangés dans une bibliothèque de lindifférence contemporaine. Non. Nous avons voulu faire une œuvre de mémoire, creuser et faire revivre la mémoire au profit de cette génération qui, lavage du cerveau aidant, ne connaissait plus ni ses origines, ni ses buts. Cette génération devenue incapable de transmettre lhéritage du passé aux générations futures. Le musée du Mémorial de Sighet est bien le lieu où les jeunes ont loccasion dapprendre une histoire que ni leurs parents, ni lécole nont été en mesure de leur transmettre. Il sagit dune véritable pédagogie de la mémoire que lon a désiré instaurer à travers la création de ce musée. Les visiteurs peuvent lire les documents, regarder les images, écouter des analyses et des témoignages qui décortiquent les ressorts intérieurs dune mécanique historique qui a broyé des destins et qui sest nourrie de la haine de classe, faisant fi des droits humains les plus élémentaires. »
La haine, cest le mot clé du marxisme déchaîné. Les contemporains de lépoque ont ressenti pleinement sa force destructrice. La haine, un sentiment, un état desprit qui perdure encore aujourdhui, et qui trouve ses racines et ses origines à lépoque communiste, croit Ana Blandiana: « Dailleurs, la haine, le fanatisme perdurent au-delà de leurs formes premières, institutionnalisées, consacrées. En effet, le communisme a disparu en tant que système, mais il perdure dans nos manières dêtre, dans les mentalités. Lanalyser, le décortiquer, serait salutaire, pour notre avenir dabord. Il suffit de penser aux membres des organisations terroristes actives pendant les décennies 6, 7 et 8 du siècle passé, des terroristes qui sentraînaient dans des camps spécialement aménagés par les Etats communistes de lEurope de lEst. Leurs armes étaient fabriquées en Tchécoslovaquie et en URSS, vous savez. Des armes et des techniques qui seront utilisées dans des attentats perpétrés en Europe de lOuest. Etudier le communisme nest guère en vain. »
Mais ce que lon vit aujourdhui, trente ans après la chute du mur de Berlin, est-il vraiment lié à ce qui sétait passé à lépoque? Ana Blandiana croit dur comme fer que les évolutions daujourdhui sont intimement liées à lexpérience communiste passée : « La question qui nous importe le plus est de savoir dans quelle mesure nous continuons dêtre influencés par le communisme, 30 ans après son décès officiel. Je me rappelle avoir répondu à une vaste enquête lancée par une revue culturelle à peu près à ce sujet. A la question de savoir si le thème du communisme et de lanticommunisme aurait encore une relevance lors des 4 prochaines élections présidentielles, la grande majorité de ceux qui ont été questionnés a répondu par la négative. Pensant aussi que laugmentation des prix aura infiniment plus de poids. En même temps, effectivement, il est évident que pour ce qui est des droits et des libertés, du respect des droits de lhomme, de léconomie, les choses sont complètement différentes de ce quelles étaient à lépoque communiste. Mais si lon regarde la moitié vide du verre, lon identifie encore lombre menaçante du communisme, des similitudes, et cela dans plein de choses : dans la capacité de manipulation, par exemple, ou encore dans celle déluder la vérité. »
En vertu de limportance du passé quil fait revivre, le Mémorial de Sighet gardera toujours vivante la flamme de la mémoire traumatisée des quatre décennies de communisme subies par les Roumains. (Trad. Ionut Jugureanu)