Le Bucarest arménien
La diversité ethnique de la ville de Bucarest a été mentionnée par la plupart des voyageurs de passage dans la capitale de la Valachie au fil des siècles. Aux côtés des Roumains ont vécu des ethnies balkaniques, centre-européennes et orientales. Parmi ces dernières, la communauté arménienne nétait pas très nombreuse, mais elle était importante parce que ses membres faisaient partie des élites qui donnaient les orientations et les tendances de lépoque. Le Bucarest arménien a été une réalité qui a laissé des traces dans le mental collectif et dans la mémoire topographique. A 1 km du point zéro de la ville se trouve lEglise arménienne et, tout près, la rue Armenească – soit la rue Arménienne – au-delà de laquelle sétendait le quartier bucarestois de lune des populations les plus traumatisées de lhistoire. Le cimetière arménien, qui se trouvait jadis à lextrémité est de la ville, avoisine à présent le quartier Pantelimon, construit dans les années 70.
Notre guide à travers le Bucarest arménien ne pouvait être quun Arménien : lhistorien et journaliste Eduard Antonian, un des membres les plus actifs de cette communauté de la capitale roumaine. Il nous parle pour commencer des premiers Arméniens arrivés à Bucarest.
Eduard Antonian : « Les premières traces dune population arménienne remontent au Moyen-Age, lorsque des commerçants Arméniens sy sont établis. Pourtant, on ne peut parler dune véritable communauté arménienne quà lépoque du marchand Manuc. Cest dailleurs lui qui a érigé la première église arménienne de Bucarest, une église en bois, sur lemplacement de laquelle fut bâtie au 18e siècle, plus exactement en 1760, lactuelle église arménienne. Certes, une église ne pouvait être érigée sil ny avait pas eu de paroissiens, sil ny avait pas eu une banlieue arménienne et une école. Le quartier arménien de Bucarest sétend le long de lavenue Moșilor, depuis léglise arménienne jusquau marché Obor. On ne dispose pas de statistiques ou des chiffres dun recensement pour savoir avec précision combien dArméniens vivaient à Bucarest au 18e siècle, mais leur nombre est estimé à plusieurs milliers. Après le génocide arménien de lEmpire ottoman, en 1915, des réfugiés arméniens ont commencé à y arriver et leur communauté sest agrandie. »
La communauté arménienne de Bucarest a été une des plus dynamiques, étant constituée de personnes qui avaient un métier et un esprit entrepreneur.
Steliu Lambru, 10.11.2019, 13:00
Eduard Antonian : « Les Arméniens étaient pour la plupart de petits artisans, ils soccupaient du négoce et ils échangeaient de largent. Ils étaient des maréchaux-ferrants, des selliers, des cordonniers. Ils étaient également des bouchers, ils vendaient de la viande notamment à larmée turque. Dautres marchands qui avaient à leur tour des contrats avec larmée turque venaient prendre la viande à Bucarest. Les Arméniens de Bucarest achetaient également des cuirs et des peaux aux Arméniens de Gherla, qui étaient les plus grands éleveurs de bétail de la zone et ils en faisaient des bottes et des sacs à dos militaires. »
Les Arméniens de Gherla étaient, de leur côté, des fournisseurs de larmée autrichienne. Les marchands arméniens pratiquaient la vente à crédit. Les clients qui recevaient ce dont ils avaient besoin sans payer tout de suite étaient notés dans un cahier. Les commerçants arméniens vendaient beaucoup et meilleur marché, suscitant la haine de leurs concurrents Juifs et Grecs. Ce fut la clé du succès des affaires menées par des Arméniens. Cette tradition sest conservée jusquà larrivée des communistes.
Eduard Antonian nous parle de la vie quotidienne des Arméniens de Bucarest, évoquant ses propres souvenirs : «Le quartier arménien était très bien structuré ; il était constitué de maisons longues et étroites. Moi, jai passé mon enfance dans une telle maison, avenue Moșilor, justement. Toute la famille sy réunissait. Les trois frères Antonian avec leurs familles, leurs femmes et leurs enfants ont habité ensemble dans cette maison. Il y avait ensuite les nombreux cousins et membres de la famille élargie. Ils se réunissaient tous. On mettait la table dans la grande cour et lambiance était inoubliable. Tous les voisins se connaissaient entre eux, ils buvaient ensemble leur café le matin. Le dimanche ils se réunissaient, ils allaient dabord à léglise, ensuite au cimetière. Cétait une communauté très unie et ils sentraidaient beaucoup.»
Un des plus grands entrepreneurs connus dans lhistoire de la Roumanie a été lArménien Emanuel Mârzaian, connu sous le nom de Manuc-bey, qui a vécu pendant la seconde moitié du 18e siècle. Homme daffaires et diplomate, Manuc a accédé aux plus hautes marches du pouvoir dans lEmpire ottoman et en Russie. Son rôle dans la création dun centre daffaires à Bucarest a été essentiel.
Eduard Antonian : « Quand lauberge de Manuc a été bâtie, en 1809, il y avait là aussi un petit marché et Manuc offrait également de lespace pour des commerces. Les Arméniens étaient exemptés de taxes et ils ne devaient pas payer de loyer pour leurs boutiques. Tout gravitait autour de lAuberge de Manuc. Les relations des Arméniens avec les Roumains majoritaires nont jamais été tendues, ces ethniques ont toujours été considérés comme intégrés, ils nont jamais posé de problèmes. Les Bucarestois ont été très reconnaissants à Manuc davoir structuré toute cette zone du centre historique de la ville en y élevant son caravansérail. Pendant linvasion turque du début du 19e siècle, Manuc a réuni toutes les familles des marchands des environs et les a abritées dans son auberge. Il a fermé les portes et les Turcs nont pas pu entrer. Manuc a apporté un élément de civilisation au Bucarest dautrefois. Etre vu se balader autour de lAuberge de Manuc assurait à quelquun lestime du grand monde. Le terrain sur lequel a été construit cet édifice a été vendu à Manuc par le voïvode Ghica à un prix modique, car lhomme daffaires avait promis de reconstruire toute la zone. »
Les traces du Bucarest arménien sont moins visibles de nos jours, mais elles sont toujours présentes. Les villes changent, elles se transforment – et la capitale roumaine aussi. ( Trad. : Dominique)