La tournée de Franz Liszt dans les Principautés roumaines
En 1846, le pianiste
et compositeur Franz Liszt, déjà célèbre à l’époque, commença sa dernière
grande tournée européenne dans le sud-est du Vieux Continent. Ses récitals ont
été accueillis par le public de villes telles que Vienne, Sibiu, Bucarest,
Iași, Tchernovtsy, Constantinople, Odessa, la Russie tsariste étant donc le
dernier acte de la tournée. En décembre 1846, Franz Liszt s’arrêtait à
Bucarest, où il logea chez le grand boyard Mihai Ghica. Son récital eut lieu en
janvier 1847, au palais du prince régnant Gheorghe Bibescu. La société que le
musicien cosmopolite rencontra dans la capitale de la Valachie était
hospitalière et curieuse, attachée à l’Orient qui dominait à l’époque, mais
attirée par l’Occident auquel les élites commençaient à
ouvrir leurs demeures. En fait, l’élite sociale, c’est-à-dire les boyards, (les
propriétaires de terres agricoles) et la bourgeoisie naissante, s’ouvraient à
la modernité, notamment à travers les enfants, déjà éduqués à l’occidentale,
qui étaient de plus en plus vus comme des entités individuelles, pas seulement comme
des héritiers en miniature de la tradition portée par leurs parents.
Christine Leșcu, 17.07.2022, 09:35
En 1846, le pianiste
et compositeur Franz Liszt, déjà célèbre à l’époque, commença sa dernière
grande tournée européenne dans le sud-est du Vieux Continent. Ses récitals ont
été accueillis par le public de villes telles que Vienne, Sibiu, Bucarest,
Iași, Tchernovtsy, Constantinople, Odessa, la Russie tsariste étant donc le
dernier acte de la tournée. En décembre 1846, Franz Liszt s’arrêtait à
Bucarest, où il logea chez le grand boyard Mihai Ghica. Son récital eut lieu en
janvier 1847, au palais du prince régnant Gheorghe Bibescu. La société que le
musicien cosmopolite rencontra dans la capitale de la Valachie était
hospitalière et curieuse, attachée à l’Orient qui dominait à l’époque, mais
attirée par l’Occident auquel les élites commençaient à
ouvrir leurs demeures. En fait, l’élite sociale, c’est-à-dire les boyards, (les
propriétaires de terres agricoles) et la bourgeoisie naissante, s’ouvraient à
la modernité, notamment à travers les enfants, déjà éduqués à l’occidentale,
qui étaient de plus en plus vus comme des entités individuelles, pas seulement comme
des héritiers en miniature de la tradition portée par leurs parents.
Nicoleta Roman, historienne
spécialiste du XIXe siècle, explique le changement du goût artistique et de
l’éducation des enfants dans les principautés de Moldavie et de Valachie au cours
de la première partie du XIXe siècle :
« Au XVIIIe siècle, dans les
tableaux votifs, les enfants étaient représentés avec des vêtements similaires
à ceux de leurs parents, mais en plus petit, pour ainsi dire. Ce qui fait de
ces peintures une source d’informations extraordinaire sur l’apparence des
enfants de l’élite. Et puis, il y avait leur éducation: le plus souvent, ils
étudiaient à la maison, avec des professeurs d’origine grecque, puisqu’à la fin
du XVIIIe siècle est l’époque des princes régnants phanariotes. Avec le passage
au XIXe siècle, les professeurs viennent de France, quelques-uns d’Allemagne et
parfois même d’Angleterre. Ces professeurs ou précepteurs font pratiquement
entrer la culture occidentale dans l’espace sud-est européen et les pays
roumains, les parents essayant de trouver un équilibre entre toutes ces
influences. Il y a ensuite la bourgeoisie naissante, avec les marchands comme
moteur, car ils s’efforcent à imiter tout ce qu’ils voient chez les princes et
les boyards. Ces gens mettent leur argent dans l’éducation ou le semblant d’une
éducation de leurs enfants. Cet élément fait la différence entre l’enfance dans
les familles de l’élite et celles des paysans ».
Le changement du paradigme éducationnel
s’accompagne d’une transformation des goûts esthétiques. Cela explique le
succès rencontré à Bucarest et Iaşi par un représentant de la musique
occidentale tel que Franz Liszt. Dans la capitale de la Moldavie, où il se rend
en janvier 1847, Liszt a été l’hôte du vistiernic (l’équivalent du ministre des
finances) Alecu Balș, dans la maison duquel le grand pianiste a même donné un
récital sur un piano Erard, ramené de Paris pour l’occasion, car de tels
instruments professionnels étaient plutôt rares dans les pays roumains de
l’époque. Les articles élogieux sur le grand musicien furent nombreux dans la
presse du temps, où s’exprimaient les jeunes intellectuels, futurs
révolutionnaires en 1848 et combattants pour la modernisation du pays. À son
tour, l’artiste profité de sa tournée pour s’approcher du folklore roumain et
pour rencontrer des compositeurs locaux, tel celui qui a écrit la musique de Hora Unirii (la Ronde de l’Union), la pièce
musicale qui allait devenir l’hymne de la première union de la Moldavie et de
la Valachie en 1859.
Nicoleta
Roman raconte : « J’ai beaucoup
aimé Liszt parce qu’il a parcouru effectivement toute l’Europe du Sud-est et
qu’il a eu la force de soutenir un programme très chargé. C’est un effort
admirable pour l’époque dont on parle et pour son âge, car il approchait la
quarantaine. Cette série de concerts est la dernière pour laquelle il est allé
puiser cette force au plus profond de soi-même. Pour moi, Franz Liszt est
l’incarnation parfaite de la rencontre entre l’Ouest et l’Est. Il est le
produit de la culture occidentale, mais son origine l’aide à comprendre l’Europe
du Sud-est. En plus, dans ses concerts, il ne bannit pas l’élément local et
collabore avec le compositeur Alexandru
Flechtenmacheret avec d’autres personnalités de chez nous ».
Connu pour être un grand collectionneur
de créations traditionnelles sud-est européennes, dont il s’est inspiré pour
certaines de ses compositions, Franz Liszt a écouté, parait-il, quelques
ménétriers valaques très connus à l’époque, tels Barbu Lăutarul. D’ailleurs,
conscient de sa gloire et sans être intéressé par l’argent, Liszt avait le don
d’attirer aussi un public moins aisé, raconte l’historienne Nicoleta Roman : « Nous pourrions dire qu’il se
comportait comme une vedette. Il savait parfaitement qui il était et de quoi il
avait besoin pour avoir du succès. C’est justement grâce à son style et à sa
manière de jouer au piano que Liszt touchait la sensibilité d’un boyard ou du
sultan, car il s’est aussi produit à Constantinople. Mais il réussissait à
émouvoir aussi des gens moins fortunés. C’est la raison pour laquelle il était
à ce point demandé, il savait faire du spectacle en 1846-1847, quand il était
ici. Il a fait salles combles et il a
été acclamé partout. Et il faudrait tout de même rappeler qu’il avait joué
aussi pour des gens qui avaient peu de moyens et qui avaient assisté
gratuitement aux concerts ou en bénéficiant de places moins chers ».
Après Iași, Franz
Liszt fit une escale dans la ville-port danubienne de Galați, avant de
continuer son chemin vers Constantinople (Istanbul) et Odessa. (Trad. Ileana
Ţăroi)