La rue Batiştei, à Bucarest
Il est possible que le nom de la rue provienne du régionalisme linguistique « băteliște », qui désignait un terrain piétiné par du bétail, comme une sorte de point de rencontre ou encore de foire ou marché.
Christine Leșcu, 05.11.2023, 10:58
Le centre-ville de Bucarest, en face du grand bâtiment de lUniversité et derrière celui du Théâtre national, déroule devant le regard des passants lune de ses rues les plus anciennes et les plus connues. Dessinée dans la zone historique de lest, la rue Batiște croise dautres rues et traverse des faubourgs notoires, parsemés de joyaux darchitecture ayant appartenu aux familles de propriétaires terriens et à lélite bourgeoise ; les histoires attachées à ces immeubles et la littérature se sont nourris mutuellement. Par chance, les interventions urbanistiques et darchitecture malheureuses communistes et post-communistes nont pas modifié lapparence de la rue, de toute façon déclarée zone protégée.
Il est possible que le nom de la rue provienne du régionalisme linguistique « băteliște », qui désignait un terrain piétiné par du bétail, comme une sorte de point de rencontre ou encore de foire ou marché. Mais le nom de la rue pourrait aussi être lié à Batista Velleli, un personnage qui aurait fait partie du personnel de la cour princière autour de lannée 1600. On dit quen tant quhomme de confiance, il sétait vu conférer des fonctions publiques et attribuer des propriétés, dont certaines se seraient trouvées sur le positionnement actuel de la rue Batiștei.
Lhistorienne Oana Marinache met en lumière le passé plus éloigné de cette rue, tel que le raconte les archives.
« Premièrement, on dit quil y avait des marres dans cette zone où arrivait leau qui partait du terrain vague dIcoanei, où se trouve aujourdhui le jardin public du même nom. En fait, cétait le ruisseau minuscule de la Bucureștioara, un affluent disparu de la Dâmbovița, et les marres quil formait provoquaient un tas de dégâts dans cette zone, où les propriétaires pataugeaient dans de la boue. En réalité, ça se trouvait sur une route vers le centre commercial de la ville, fréquentée par les chars à bœufs. On raconte quà la fin du XVIIIe siècle, les commerçants avaient pris lhabitude de se partager le même conseil déviter la zone marécageuse et la boue qui bloquait les chars, les obligeant à frapper les animaux afin de sortir de là. »
Quelle que soit lorigine de son nom, la rue Batiștei a gagné en importance avec le passage du temps et le développement de la capitale en tant que bourg de commerce et de métiers artisanaux. Oana Marinache nous donne plus de détails.
« On dit que des chaises ou des échoppes des bouchers y étaient ouvertes. Quest-ce que cela veut dire? Pas très loin, il y avait la rue Scaune (Les chaises), actuellement Nicolae Filipescu, où les gens tuaient des animaux sur des troncs darbres, appelés « scaune » (des chaises). Ils découpaient les animaux et lavaient les morceaux de viande pour les vendre ensuite. Dans le même coin, dautres gens pratiquaient le métier de fourreur et ils utilisaient cette eau qui débordait ou qui montait en surface. Cela produisait une odeur fétide, qui balayait la zone Batiștei surtout au printemps, selon des notes écrites par les prêtres des paroisses. Les habitants craignaient beaucoup ces exhalaisons, capables, croyaient-ils, de provoquer aussi des infections. Ce sont des notes écrites en fait pendant la première moitié du XIXe siècle. »
Après la première moitié du XIXe siècle, lorsque les Principautés roumaines ont commencé à sapprocher de lOccident européen, Bucarest aussi sest mis à lheure de la modernisation et change de visage. Les rues sont pavées, les commerçants rencontrent la prospérité et se font construire des résidences de plus en plus chères, la municipalité dessine les grands boulevards que nous arpentons encore aujourdhui. Restée dans le centre dune ville en pleine expansion, la rue Batiștei de la fin du XIXe siècle et du début du XXe est de plus en plus bordée de maisons imposantes, rappelées par lhistorienne de lart, Oana Marinache.
« Il faut savoir, tout dabord, que la rue Batiștei est une zone protégée, cest-à-dire un ensemble darchitecture en raison de la valeur des constructions présentes encore de nos jours. Et jen soulignerais le fonds résidentiel de la fin du XIXe siècle, ces hôtels particuliers qui sont toujours debout. Nous connaissons les noms des propriétaires, nous avons aussi les signatures des architectes, parmi lesquels larchitecte dorigine suisse Louis Blanc, dont nous commémorons 120 ans depuis son décès, en 1903. Dans la rue Batiștei, il nous a laissé la résidence Filipescu, qui a abrité à une époque lambassade des Etats-Unis, ainsi que la magnifique résidence, érigée en 1900, du banquier Herman Speier. Celui-ci était le beau-fils du banquier Mauriciu Blank, pour lequel larchitecte suisse Louis Blanc avait construit une belle résidence dans une autre rue du même coin. Et puis, dans la rue Batiștei, on peut admirer aussi les hôtels particuliers des familles Boambă-Argetoianu et Callimachi, dessinés par Leopold Schindl, un entrepreneur important de la fin du XIXe siècle. »
Ces immeubles sont intéressants non seulement par leur architecture extérieure, mais aussi par leur intérieur, évidemment là où le passage du temps na pas fait trop de ravages. Ecoutons à nouveau lhistorienne de lart Oana Marinache.
« Ces résidences de la fin du XIXe siècle sont typiques de la Belle Époque, dominée par linfluence française. Les façades affichent des éléments classiques, mais les intérieurs, que nous avons eu la chance de voir au cours de nos visites ou sur des photos dépoque, montrent un éclectisme très à la mode à ce moment-là. On y trouve des salons de style Louis XIV, Louis XV et Louis XVI. Il existe aussi des espaces destinés aux hommes, par exemple une bibliothèque ou un salon fumoir. On découvre un bureau oriental, car le style ottoman était toujours présent vers le milieu du XIXe siècle. Nous constatons aussi quà travers le temps, certains propriétaires ont aménagé un salon de style néo-roumain pour recevoir leurs invités. Donc, ces résidences dépoque nous enseignent une leçon dhistoire de la déco intérieure. »
La rue Batiștei et les rues adjacentes sont, toutes, une leçon dhistoire vivante. Puisquil sagit dune zone historique protégée par la loi, espérons que leur visage restera inchangé dans le temps. (Trad. Ileana Ţăroi)