Ion Ghica et le manoir de Ghergani
Ce fut à Ghergani que vécut et travailla Ion Ghica, homme politique, diplomate, érudit, écrivain et un des plus importants membres de la génération qui a réalisé la révolution de 1848 et modernisé par la suite les Principautés roumaines.
Christine Leșcu, 08.10.2023, 10:00
Si l’on suit la
route qui mène à la ville de Târgovişte, ancienne capitale de la Principauté de
Valachie à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de Bucarest, l’on arrive
au domaine Ghica dans la commune de Ghergani. Lieu notoire de l’histoire
culturelle de la Roumanie, la commune s’est relativement récemment attiré
l’attention du public grâce à la récupération par une descendante de la famille
du domaine Ghica, nationalisé par le régime communiste. Ce fut à Ghergani que
vécut et travailla Ion Ghica, homme politique, diplomate, érudit, écrivain et
un des plus importants membres de la génération qui a réalisé la révolution de 1848
et modernisé par la suite les Principautés roumaines.
Né en 1816, Ion
Ghica mourut en 1897 à Ghergani, où il est enterré aux côtés de son épouse,
Alexandrina. Leur descendante, Irina Ghica Bossy, résume l’histoire du manoir
et de la famille: Le manoir que vous voyez date de 1869, car Ion
Ghica, qui l’avait hérité de son père, le « ban »/commandant
militaire Dumitrache Ghica, avait voulu le refaire dans un style éloigné de la
tradition architecturale empruntée à la région des Balkans par les vieux
manoirs des terres roumaines. Lui, il a cherché un air occidental, inspiré par
l’architecture française qu’Ion Ghica souhaitait voir partout en Roumanie. Il
est un des principaux auteurs de la modernisation de la Roumanie, qu’il a voulu
pousser en direction de l’Occident, non pas des Balkans ni de l’Empire ottoman,
et encore moins en direction de la Russie. Il a donc voulu appliquer ces
principes chez lui et c’est ce qui explique la disparition de l’ancien manoir,
construit sur le domaine par la famille Văcărescu au XVIIème siècle. Au XVIIIème
siècle, le domaine apparait sur la liste de dot d’un Ghica et c’est à partir de
ce moment que le domaine de Ghergani est devenu un domaine Ghica, que les
générations successives ont tenté d’embellir, d’agrandir et de rendre
accueillant. Mais Ion Ghica a rompu avec la tradition du manoir ancestral,
qu’il a transformé en un petit palais occidental, absolument étonnant, au beau
milieu d’un village du sud de la Munténie.
Irina Ghica
Bossy raconte aussi à qui nous devons l’aspect occidental du manoir Ghica de
Ghergani: Il y a eu deux architectes, car Dimitrie
Berindei a commencé le projet et Gheorghe Mandrea l’a continué après le décès
de Berindei. Les deux s’étaient formés en Occident – Berindei à Paris et Mandrea
à Viena – et ils ont donc parfaitement compris Ion Ghica quand il leur a dit
qu’il voulait un exemple d’architecture occidentale. Autre influence
occidentale – la chapelle construite tout près du manoir. Ça aussi c’était une
coutume occidentale qui n’existait pas en Roumanie, du moins pas à ce moment-là.
Pourtant, même si la source d’inspiration était ces traditions et styles
occidentaux, la chapelle de Ghergani est purement byzantine, affichant le style
traditionnel des églises orthodoxes, car il ne voulait pas que sa foi
chrétienne orthodoxe fût mise en doute. Voilà l’explication de ce style
parfaitement orthodoxe et néo-roumain de cette chapelle privée, où le service
religieux avait lieu le dimanche, de temps en temps, et surtout à Pâques, en
présence de tous les habitants du village. Nous en avons même des photos de ces
occasions spéciales. C’est dans la crypte de la chapelle que reposent Ion Ghica
et son épouse, Alexandrina.
Connu dans le
monde littéraire grâce notamment au volume de correspondance « Lettres à
Vasile Alecsandri », rédigées et envoyées depuis Londres, Ion Ghica avait
travaillé sur plusieurs projets académiques pionniers dans la Roumanie de
l’époque, dans des domaines tels les mathématiques, l’économie politique ou
encore la pédagogie, pas mal de ces projets ayant été écrits à Ghergani. Irina
Ghica Bossy raconte : Tous les manuscrits d’Ion Ghica étaient
restés au manoir et mon père les a remis à l’Académie roumaine quelques jours
seulement avant la nationalisation, car il ne voulait pas qu’ils soient perdus
ou brûlés. De toute façon, la documentation pour son activité politique et
littéraire ainsi que pour celle d’auteur de traités économiques et
administratifs se trouvait dans ce manoir. Il a écrit ses œuvres pendant
longtemps car il a eu une longue vie, de 81 ans. Il a très probablement
commencé à écrire dans la maison de ses parents ; ensuite, il a écrit la
plupart de ses lettres à Vasile Alecsandri à Londres, où il était diplomate à
la Cour de la reine Victoria. Certaines de ces lettres ont évidemment été
écrites à Ghergani, puisque l’endroit et la date sont notés dessus. C’est à
Ghergani qu’il avait vécu les moments les plus heureux de sa vie. D’ailleurs,
il écrivait à sa femme, Alexandrina, qu’il aimait toujours revenir à Ghergani
de ses voyages en Europe. Il voulait aussi que tout le monde fût bien accueilli
au domaine de Ghergani et en effet de nombreuses personnalités sont passées par
là. Dans une des lettres à sa femme, Ion Ghica écrivait combien il était fier
de voir que les invités aimaient Ghergani et qu’ils le félicitaient pour la
beauté des lieux, du bâtiment, du parc, car celui-ci avait lui-aussi été
redécoupé sur le modèle des parcs anglais que Ghica avait visités durant les
neuf ans passés à Londres en tant qu’ambassadeur.
Le manoir de
Ghergani a commencé à se dégrader après le tremblement de terre de 1940, quand
l’étage s’était effondré et il n’a jamais été reconstruit. En 1948, le manoir
et le domaine ont été nationalisés et l’Etat communiste y a installé, dans un
premier temps, une entreprise agricole et ensuite un hôpital pour enfants. Il
n’y a pas eu de travaux de réparation avant 1990, l’on a juste monté une
toiture en tôle et ce fut tout. Ultérieurement, les descendants d’Ion Ghica ont
récupéré la propriété, le manoir faisant actuellement l’objet de travaux de
restauration. Le reste du domaine et la chapelle attendent les visiteurs.
(Trad. Ileana Ţăroi)