Humour littéraire roumain
A travers leur histoire, ils s’en sont pris, par exemple, à des villes ou des régions, devenues la cible de moqueries nationalement connues. Au cours de la seconde moitié du 19e siècle et pendant une grande partie du 20e, les blagueurs ont jeté leur dévolu sur la petite ville de Mizil, dans le département de Prahova, sise presque à mi-chemin entre les villes plus importantes de Ploieşti et de Buzău du sud-est de la Romanie. Le pays vivait à l’époque sous le signe d’une modernisation accélérée, mais aussi compliquée par endroits. Or, dans l’imaginaire populaire, la ville de Mizil s’est vite convertie en un symbole de cette ambition de modernisation précipitée et, dans certains cas, inachevée. La ville « tête de Turc » est citée aussi dans des œuvres littéraires, tels les volumes d’aphorismes de Cilibi Moise.
Christine Leșcu, 22.03.2020, 15:34
Commerçant juif bucarestois, dont l’éventaire rempli d’un bric-à-brac de marchandises se trouvait dans la zone marchande de la rue Lipscani, dans le centre-ville de la Capitale, Cilibi Moise ne savait ni lire ni écrire. Il dictait tout simplement ses blagues à un travailleur de la typographie qui les a d’ailleurs publiées jusqu’en 1870, l’année de sa mort. Le journaliste chroniqueur Eugen Istodor a fait quelques recherches sur les références littéraires et humoristiques de la ville de Mizil et il a découvert des choses intéressantes sur le commerçant juif : « Ce personnage, Cilibi Moise, était non seulement un conteur très doué, mais il avait compris que ses histoires drôles pouvaient être imprimées. Il s’y est donc trouvé un typographe qui lui a imprimé, sans relâche, les propos blagueurs dans des brochures, jusque vers 1870. De ses propos rieurs et mordants à la fois, inspirés par la ville de Mizil, il y en a un qui est resté célèbre et qui dit « Mizil, pont grandiose, eau absente ». Une phrase qui est toujours d’actualité, je vous le confirme. Puisque, étant récemment de passage dans cette ville, j’ai vu, de mes propres yeux, un pont qui enjambe un ruisselet de rien du tout, trop anémique pour justifier les dimensions dudit pont. On peut, donc, conclure, que notre personnage avait fait une blague. »
Au début du 20e siècle, plusieurs écrivains revisitent les blagues qui circulaient sur le compte de la ville de Mizil. En 1900, le grand dramaturge Ion Luca Caragiale – né, lui aussi, dans le département de Prahova – publie son très connu récit « O zi solemnă/Une journée solennelle », où il était question non seulement de la bourgade, mais aussi du maire de l’époque, Leonida Condeescu de son nom, en fait une connaissance de Caragiale. Le journaliste Eugen Istodor parle de la parution dudit récit. « Peut-on dire Thermopile sans dire Léonidas ? Bien sûr que non. Eh bien, de la même manière, qui dit Léonidas dit Mizil. On ne peut pas imaginer Mizil autrement et Léonidas non plus. Il est impossible de détailler dans un cadre tellement étroit ce que Léonidas a fait pour son bourg. Par conséquent, je me contente de noter seulement quelques-uns de ses faits les plus importants, dont le mobile a toujours été le désir ardent d’affirmer l’importance de Mizil, d’accélérer l’e développement de Mizil, de réaliser l’essor de Mizil », écrit Caragiale. Voici la liste des faits. Le problème semble avoir été l’ambition démesurée de Léonidas qui s’était mis en tête de résoudra le problème historique de la distance entre les villes de Ploiești et de Buzău, et surtout de statut et d’identité de la bourgade de Mizil. Il fait de son mieux, il va même à la Cour où il dit au roi : Sire, tout a été fait pour les autres villes et rien pour Mizil ! Nous ne sommes pas chef-lieu du département, nous n’avons pas de tribunal, pas d’évêché, pas de 32e régiment, pas de lycée, pas de faculté de médecine, pas de théâtre national, pas de pont sur le Danube – nous n’avons rien, absolument rien, Sire!… Nous prions Votre Majesté de nous donner aussi un petit bout de tout cela. » Et il finit par résoudre quelque chose. Une ligne de train express est créée, de Bucarest à Berlin, via Breslau. Léonidas regarde l’itinéraire officiel et remarque un oubli : le train ne s’arrête pas à Mizil. Au bout d’un an d’insistances et de supplications, le maire finit par obtenir quelque chose. Le 1er mai 1900, le train n° 5 Bucarest-Berlin et le train n° 6 Berlin-Bucarest marquent un arrêt dans la gare de Mizil. »
C’est un happy-end qui a confirmé la renommée humoristique de la ville de Mizil, mais qui a aussi mis à l’épreuve l’amitié de Caragiale et du maire Leonida Condeescu. Les blagues sur Mizil se sont multipliées dans la presse de l’époque. L’écrivain avant-gardiste et journaliste très apprécié Geo Bogza lui consacre son reportage intitulé « 175 minutes à Mizil », résultat d’une escale faite par l’auteur, qui le publie en 1938. Eugen Istodor : « Geo Bogza nous suggère qu’il s’ennuie à mourir dans la bourgade de Mizil. Et il se met à rédiger une liste de ce qu’il a vu et fait là-bas. 20e minute: « Je retourne à pied sur la place. Une clôture en lattes. » 23e minute: « J’arrive au milieu de la place. Je ne bouge plus. » On pourrait même apercevoir Geo Bogza se tenir immobile pendant une minute, on aimerait le chronométrer. 24e minute : « Mizil! » 26e minute : « Un chien passe dans la rue. » 27e minute: « Je suis à Mizil. » A la 31e minute, le chien qu’il avait aperçu à la 26e minute revient, avec un air plutôt ennuyé. »
Les blagues dont Mizil fait l’objet se moquent en fait d’un bourg de province trop ambitieux, qui ne prend pas la vraie mesure de sa réalité. Depuis le temps, dans l’imaginaire populaire et dans les œuvres littéraires, Mizil a laissé la place à d’autres bourgades telles Caracal, Vaslui ou Focşani. (Trad. : Ileana Ţăroi)