Des messages gravés en pierre
Dans la société roumaine du XIXe siècle, les messages gravés dans la pierre, notamment ceux inscrits sur des croix ou des crucifix, dégagent une force impressionnante.
Steliu Lambru, 29.10.2023, 10:30
Les plus anciennes traces
laissées par nos ancêtres montrent leur besoin de transmettre aux générations
futures des signes de leur passage dans ce monde. Avant de découvrir
l’écriture, l’être humain a exprimé ses pensées à l’aide de dessins rupestres
et d’objets ornés ou peints. Avec l’invention de l’écriture, les messages et
les pensées destinées à la postérité ont gagné en forme et contenu, ce qui nous
permet d’apprendre davantage sur les perceptions du passé. Parmi eux, les
messages gravés dans la pierre font partie des plus durables qui sont arrivés
jusqu’à nous. S’agissant de cette catégorie tellement spéciale, nous pensons
presque immédiatement à l’Antiquité et à ses imposants temples, statues et
monuments funéraires. Pourtant, ce genre de textes datant d’époques plus
proches de nous ne sont ni éparses ni moins importants.
Dans la société roumaine du XIXe siècle, les
messages gravés dans la pierre, notamment ceux inscrits sur des croix ou des
crucifix, dégagent une force impressionnante. Dans le Bucarest d’il y a deux
siècle, la pierre a retenu ce que les habitants de la ville ont cru
représentatif pour eux et pour leur ville. Cezar Buiumaci, muséographe au Musée
municipal Bucarest, est un chasseur des croix et crucifix en pierre et des
messages gravés dessus dans la capitale roumaine: Cette étude nous a
permis de retrouver deux croix dont nous avions perdu la trace. L’une est celle
d’Ioan Pometcovici, une croix de fontaine de la zone Ferentarilor qui, de nos
jours, orne la tombe du général Gheorghe Brătianu, au cimetière Bellu. Elle a
changé de destination, devenant une croix tombale. L’autre croix est celle de
Miloradovici, un monument rappelant une victoire des troupes russes sur les
Ottomans. La général Miloradovici a réussi à éviter une confrontation armée
dans la ville, ce qui lui a valu le surnom de « sauveur de Bucarest ».
Une croix en pierre a été érigée en souvenir de ces événements sur la colline
de la Métropolie, près du clocher.
Les
messages les plus puissants gravés dans la pierre de Bucarest au XIXe siècle
sont écrits sur les croix et crucifix, un des plus anciens symboles universels,
d’avant l’apparition du christianisme, qui lui a donné une valeur centrale. Les
quatre bras de la croix représentent les grands axes du monde universel et les
coordonnées physiques sur lesquelles l’homme construit son monde matériel. La
croix était ainsi une base sur laquelle les messages étaient écrits et dessinés
pour l’éternité. Par exemple, la scène biblique de l’Annonciation est gravée
sur la croix de Tănase Cismarul (le Cordonnier), qui se trouve actuellement dans le quartier de
Ferentari, au sud-ouest de Bucarest. La Mère du Seigneur est agenouillée à
droite de la scène, l’archange Gabriel est debout à gauche. Des rayons de
lumière, figurés au-dessus de la Sainte Vierge, signifient la présence du Saint
Esprit. Le texte est écrit en roumain avec l’alphabet cyrillique utilisé en
1829, année de la construction de la croix et de la fontaine: « Grâce à la miséricorde et l’aide de
Dieu glorifié en Trinité, nous avons érigé cette Sainte croix à la gloire de
l’Annonciation faite à la Très Pure Mère et nous avons creusé ce puits. »
Car un élément important des messages gravés dans la pierre est lié non
seulement au côté abstrait de la vie mais aussi au côté matériel, représenté
dans ce cas par une fontaine. Cezar Buiumaci souligne la connexion entre
l’esprit et la matière, retenue par les messages gravés sur les croix en pierre
de Bucarest, dont celle de la rue Puțul cu Tei, dans l’actuel quartier de Berceni: La croix du quartier Bellu datait, selon différents auteurs, du temps
des Pandours en 1821, ou de l’époque de la génération révolutionnaire de 1848.
La vraie date est à mi-chemin entre ces deux années, puisque le monument a été
commandé en 1831. C’est une croix de fontaine, érigée sur un terrain vague rue
Puțul cu Tei. A l’époque, il y avait cette coutume de planter un arbre et de
construire une croix lorsque l’on creusait une fontaine. Or c’était très
généreux d’offrir de l’eau au voyageur assoiffé à une époque où les réseaux
d’alimentation en eau potable n’existaient pas. Et puis, les fontaines avaient
aussi la fonction économique de désaltérer les troupeaux d’animaux ou d’arroser
les cultures agricoles. Cette croix a été érigée là où commençaient les vignes
de la Colline des Vignes (Dealul Viilor). L’histoire était la suivante: un
voyageur arrivait, calmait sa soif et se reposait à l’ombre de l’arbre. Et là,
il arrivait à un point où il lisait le message de ceux qui avaient construit le
monument.
Les
messages inscrits sur les croix en pierre ne transmettent pas que des
remerciements. Ce sont aussi des messages triomphants, à l’exemple de celui
gravé sur la croix du prince de Valachie, Leon Vodă, érigée en 1631 en souvenir
de sa victoire militaire sur l’ennemi. D’autres messages déplorent la perte
d’un être cher, comme celui écrit sur la croix du grand boyard Papa
Brâncoveanu, tué en 1655 pendant une révolte paysanne. Et les exemples ne
s’arrêtent pas là, leur diversité étant une véritable chronique en pierre de
l’histoire bucarestoise. (Trad. Ileana Ţăroi)