Cilibi Moise
L’humour est un trait caractéristique de
l’être humain, ayant été analysé par une pléthore de théoriciens de la
littérature, philosophes, moralistes, psychologues, théologiens, sociologues, anthropologues
et j’en passe. Tout en étant universel, l’humour est spécifique pour des
groupes de gens plus ou moins nombreux, pour différents pays et nations de la
planète. Selon les chercheurs qui l’ont analysé, l’humour est un trait culturel
d’un certain espace.
Steliu Lambru, 03.09.2023, 10:00
L’humour est un trait caractéristique de
l’être humain, ayant été analysé par une pléthore de théoriciens de la
littérature, philosophes, moralistes, psychologues, théologiens, sociologues, anthropologues
et j’en passe. Tout en étant universel, l’humour est spécifique pour des
groupes de gens plus ou moins nombreux, pour différents pays et nations de la
planète. Selon les chercheurs qui l’ont analysé, l’humour est un trait culturel
d’un certain espace.
Dans l’espace roumain, il
existe depuis aussi longtemps que les gens qui y habitent. Cependant,
l’histoire écrite de l’humour roumain, dont les documents témoignent de
l’esprit de chaque époque, apparaît au cours de la seconde moitié du XIXème
siècle, étant liée à l’apparition des revues et des canards satiriques et
humoristiques. L’histoire de l’humour roumain a également retenu des noms de
gens qui ont fait rire leur semblables ou qui ont produit des expressions, des
gestes ou des attitudes amusants. Un tel nom du XIXème siècle est celui du
légendaire Cilibi Moise, retenu surtout par les souvenirs des concitoyens que
les archives.
Eugen Istodor, ancien journaliste de la rédaction de
l’hebdomadaire satirique et humoristique « Academia Cațavencu », fondé
en 1991, a consacré des articles et des recherches à Cilibi Moise, le héros de
notre rubrique: « Comment comprendre l’humour? Comment
le perçoit-on dans l’espace roumain? Me voilà devant Cilibi Moise, le plus
humble de nos grands humoristes. Pourquoi humble? Que savons-nous sur Cilibi
Moise? Très sincèrement, je vous dis que nous ne savons pratiquement rien sur
lui. « L’homme n’a l’impression de compter que lorsqu’il a le sentiment de
n’être rien » est une assertion qui exprime sa profession de foi, que je
partage entièrement. Tout ce que nous reste de lui est une photo, quelques
témoignages, quelques anecdotes littéraires, quelques découpages. Nous pouvons
le placer plutôt dans une équation littéraire que dans une démarche de théorie
littéraire, et encore moins de critique littéraire. »
Cilibi Moise, né Moise Froim
en 1812 à Focșani et mort en 1870 à Bucarest, à l’âge de 58 ans, était le fils
d’une famille juive pauvre de la région de Vrancea, à l’est de la Roumanie.
Selon les très peu nombreuses sources d’informations le concernant, il a dû
travailler et s’occuper du commerce alors qu’il n’était qu’un enfant. Il paraît
qu’il était connu de tous les marchands pour son esprit ludique, qui attirait
la clientèle. On dit aussi que Moise ne savait ni lire ni écrire et qu’il
dictait à un imprimeur les proverbes, aphorismes et maximes, qui lui sont
attribués. Il paraît que le père du grand dramaturge roumain Ion Luca Caragiale
était un ami de Moise, qui a dicté une partie de ses créations à Caragiale
lui-même. Malgré leur différence d’âge, Cilibi a été très proche du rabbin,
philologue, historien et journaliste Moses Gaster, qui l’appelle dans ses
mémoires « cilibi », mot d’origine turque traduit par « l’amical »,
mais aussi « esprit fin ». Le philologue et historien littéraire Ștefan
Cazimir racontait que Moise s’était vu adouber de nombreux autres surnoms, tels
« le facétieux », « le farceur », « le sage », « le
philosophe », mais aussi « le distingué », « le noble »,
« l’élégant ».
Cilibi Moise a été un miroir de son temps, affirme Eugen
Istodor: « Il se comporte de la même manière que
la société roumaine. Il fait partie de l’histoire littéraire parce qu’il l’a
voulu, mais ce fut quelque chose d’instinctif, d’animal social, plutôt que
celui de commerçant. Moi, je le soupçonne d’avoir souhaité être commerçant, il
aurait aimé être riche et profiter de la vie. Il est resté quelque part à la
marge. Moise Froim Schwartz ne s’était pas beaucoup exprimé sur sa propre
personne. Il a certes été un sujet d’auto-ironie, mais sans se mettre à nu. Il
n’a pas dit qui ni comment il était en tant que personne. Cela en dit long de
la composition des hiérarchies littéraire et sociales et de notre rapport à ces
hiérarchies. À la différence de, disons, Caragiale, Macedonski, Ranetti et Geo
Bogza, Moise n’a rien dit de lui-même. Il s’est glissé et a existé derrière des
proverbes dans lesquels il s’est auto-ironisé. Cilibi Moise vit uniquement à
travers sa reprise par les autres, par leur entrée dans une certaine rhétorique. »
Plusieurs des « mots
d’esprit » créés par Cilibi Moise nous parlent encore aujourd’hui, car
porteurs d’un message universel. En voici un exemple sur la pauvreté: « Un
jour, Cilibi Moise a vécu une grande honte, des cambrioleurs se sont infiltrés
dans sa maison, mais ils n’y ont rien trouvé. » La politique et la
richesse peuvent être comprises même de nos jours, sachant que les choses
étaient différentes jadis. Et Moise faisait lui aussi des commentaires
politiques: « cela fait 30 ans que la pauvreté ne me quitte d’une semelle
et 14 ans depuis que je fais de même avec la politique. Moi, j’en ai marre de
la politique, mais la pauvreté n’en a pas marre de moi. » Voilà juste deux
exemples extraits du trésor de 15 volumes d’aphorismes, proverbes, réflexions,
anecdotes et conseils que Cilibi Moise nous a laissés en héritage. (Trad.
Ileana Ţăroi)