Cénacles littéraires bucarestois de jadis
Les cénacles sont des éléments essentiels de l’évolution de la création littéraire et la littérature roumaine en sert d’exemple, notamment à l’époque de sa modernisation et de synchronisation avec la création occidentale. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à l’installation du régime communiste, la culture roumaine a été marquée par plusieurs cénacles littéraires, dont notamment « Junimea », créé à Iaşi, en 1863, par un groupe d’intellectuels impliqués socialement et politiquement, cénacle mené par Titu Maiorescu, et « Sburătorul », coordonné à Bucarest par le professeur et critique littéraire Eugen Lovinescu. Il y avait aussi de nombreux autres cénacles, certains rassemblant des aristocrates artistiquement doués, ou des artistes bohèmes, sans trop de moyens. Les cénacles de Bucarest étaient connectés au rythme de la ville, ayant transformé les immeubles et les rues où ils se tenaient en lieux de légende, presque mythiques, de la capitale.
Christine Leșcu, 19.11.2021, 17:52
Les cénacles sont des éléments essentiels de l’évolution de la création littéraire et la littérature roumaine en sert d’exemple, notamment à l’époque de sa modernisation et de synchronisation avec la création occidentale. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’à l’installation du régime communiste, la culture roumaine a été marquée par plusieurs cénacles littéraires, dont notamment « Junimea », créé à Iaşi, en 1863, par un groupe d’intellectuels impliqués socialement et politiquement, cénacle mené par Titu Maiorescu, et « Sburătorul », coordonné à Bucarest par le professeur et critique littéraire Eugen Lovinescu. Il y avait aussi de nombreux autres cénacles, certains rassemblant des aristocrates artistiquement doués, ou des artistes bohèmes, sans trop de moyens. Les cénacles de Bucarest étaient connectés au rythme de la ville, ayant transformé les immeubles et les rues où ils se tenaient en lieux de légende, presque mythiques, de la capitale.
Victoria Dragu-Dimitriu vient de publier le volume « Des histoires de vieux cénacles de Bucarest », où elle retrace la biographie de ces lieux chargés de l’atmosphère des débats littéraires et artistiques de jadis. Le livre récupère aussi une géographie littéraire partiellement disparue, car certaines constructions historiques ont été abattues par le besoin désespéré d’un régime dictatorial d’effacer les traces du passé. La maison de Titu Maiorescu, qui s’érigeait au centre-ville de la capitale, en est un tel exemple. Ce fut là que le cénacle Junimea s’était réuni plusieurs fois, à la fin du XIXe siècle, et que Mihai Eminescu avait lu une première version de son poème « Luceafărul/Hypérion ». En revanche, dans une rue près du centre-ville, la villa qui accueillait le cénacle Zoe Mandrea existe toujours et garde en grande partie son aspect initial. La rue est bien connue des bucarestois, puisque l’on y trouve aussi le bâtiment de la radio publique: c’est l’actuelle rue General Berthelot, qui a changé plusieurs fois de nom, tout comme la maison habitée jadis par la riche propriétaire Zoe Mandrea a changé de propriétaires, pour abriter aujourd’hui un commissariat de police. Victoria Dragu-Dimitriu raconte comment fonctionnait le cénacle en question. Il se peut qu’il ne fût jamais appelé cénacle, car en fait c’était un salon littéraire. À l’époque, la rue s’appelait la rue Fântânii/de la Fontaine d’eau. Les habitués du salon tenu par Zoia Mandrea étaient des membres de l’aristocratie roumaine ou des intellectuels de la haute société, mais aussi des écrivains remarquables. Les vedettes du cénacle étaient Barbu Ștefănescu-Delavrancea et Alexandru Vlahuță. Eminescu s’y rendait parfois, Titu Maiorescu aussi, avec sa famille. Beaucoup de beau monde y passait. »
Dans la première partie du XXe siècle, l’avant-garde littéraire tenait elle-aussi des cénacles, les uns plus non-conformistes que les autres, organisés dans les rues mêmes de Bucarest, près du Lycée Lazăr par exemple, dont un des élèves s’était appelé Demetru Dem. Demetrescu-Buzău, l’étrange écrivain connu sous le pseudonyme Urmuz. Les jeunes abordaient les passants dans la rue. Victoria Dragu-Dimitriu raconte l’opinion des habitants de la capitale relative à un tel cénacle improvisé. « Tout le monde n’était pas heureux de se voir approcher dans la rue et d’entendre cette question, lancée par une voix grave: « Voulez-vous savoir qu’en fait les lettres roumaines ne sont pas mortes et qu’il existe encore des jeunes qui travaillent? » Si la personne abordée était plus sensible et s’arrêtait, elle aurait même le droit d’écouter le poème « On dit que des chroniqueurs », qui a rendu Urmuz célèbre, ou d’autres fragments de la prose qui allait donner naissance à la grande création d’Urmuz. Cet épisode est raconté par un témoin et participant direct, l’acteur George Ciprian, auteur également de la pièce « Omul cu mârțoaga/Un homme et son bourrin ». Pour nous, l’élément essentiel est « Capul de rățoi/La tête de canard », une autre pièce qui porte sur scène cette folle aventure adolescente. Dans ses Mémoires, Ciprian raconte que la dernière représentation avec « Capul de rățoi » a eu lieu dans le bureau du proviseur, où les trois ou quatre jeunes, accompagnés par d’autres camarades de classe, ont dansé autour d’un proviseur stupéfait. Mais, puisqu’ils étaient de très bons élèves, ils n’ont pas été sanctionnés. »
Les immeubles où le cénacle « Sburătorul » avait tenu ses réunions n’existent pas non plus. Ce qui reste c’est l’appartement du boulevard Elisabeta, dans un immeuble à étages en face de la Faculté de droit, où Eugen Lovinescu avait emménagé peu avant sa mort, à l’été 1943. Victoria Dragu-Dimitriu rappelle une partie de la tragédie cachée derrière la porte de cet appartement, après l’installation du communisme. « C’est une histoire d’héroïsme. C’est l’histoire de l’épouse de Lovinescu, en fait son ancienne épouse, Ecaterina Bălăcioiu Lovinescu, qui habite dans cet appartement hérité par leur fille, Monica, après la mort d’Eugen Lovinescu. Monica Lovinescu, on le sait, part à Paris en 1946, dans des circonstances dramatiques, et cette dame extraordinaire, sa mère professeure de français Ecaterina Bălăcioiu continue d’y habiter et d’accueillir le cénacle coordonné, jusqu’à son départ, par Monica Lovinescu, aidée bien-sûr, par d’autres. Après le départ de sa fille, Ecaterinei Bălăcioiu accueille encore six ou sept réunions du cénacle, dont elle parle dans ses lettres à sa fille. Ces lettres, publiées en deux volumes, font entrer dans la littérature roumaine une nouvelle grande écrivaine, avec une extraordinaire force intérieure, une écrivaine qui ne se rendait même pas compte qu’elle faisait de la littérature alors que tout ce qu’elle voulait c’était de décrire en toute sincérité la réalité de ce pays et la terrible souffrance provoquée par l’absence de sa fille. Le livre est exceptionnel et il nous a donné une grande écrivaine. Les lettres d’Ecaterina Bălăcioiu à Monica Lovinescu nous ont donné une troisième grand Lovinescu dans la littérature roumaine. »
Bien qu’elle n’ait pas pu ressusciter le cénacle, l’ancienne épouse d’Eugen Lovinescu a réussi à sauvegarder plusieurs manuscrits du critique littéraire, que les autorités communistes voulaient détruire. L’appartement a été nationalisé et Ecaterina Bălăcioiu, déjà septuagénaire, fut jetée en prison. (Trad. Ileana Ţăroi)