Calea Văcărești / L’avenue de Văcărești
Durant le dernier demi-millénaire, la ville
de Bucarest s’est construite sur un squelette et un tissus urbains comprenant
aussi un certain nombre de vieilles artères, facilement reconnaissables grâce
au mot roumain « cale » (qui se traduit en français par voie, route
ou, plus tard, avenue) inclus dans leurs noms: Calea Victoriei, Calea
Călărașilor, Calea Moșilor, Calea Dudești, Calea Floreasca etc. La plus connue de
ces avenues est, sans aucun doute, Calea Victoriei/l’avenue de la Victoire, qui
est aussi un des axes nord-sud de la capitale roumaine, mais les autres n’étaient
pas moins importantes pour la ville. Calea Văcărești/l’avenue de Văcăreşti, par
exemple, garde encore la mémoire de ses anciens habitants et d’autres
bucarestois.
Steliu Lambru, 13.08.2023, 10:30
Durant le dernier demi-millénaire, la ville
de Bucarest s’est construite sur un squelette et un tissus urbains comprenant
aussi un certain nombre de vieilles artères, facilement reconnaissables grâce
au mot roumain « cale » (qui se traduit en français par voie, route
ou, plus tard, avenue) inclus dans leurs noms: Calea Victoriei, Calea
Călărașilor, Calea Moșilor, Calea Dudești, Calea Floreasca etc. La plus connue de
ces avenues est, sans aucun doute, Calea Victoriei/l’avenue de la Victoire, qui
est aussi un des axes nord-sud de la capitale roumaine, mais les autres n’étaient
pas moins importantes pour la ville. Calea Văcărești/l’avenue de Văcăreşti, par
exemple, garde encore la mémoire de ses anciens habitants et d’autres
bucarestois.
À
l’origine, Calea Văcărești commençait près de l’actuelle Place Unirii (de
l’Union), dans la mahala (le faubourg) Popescului (de Popescu), le plus vieux
quartier de la ville. Aujourd’hui, on l’appelle aussi le Quartier juif, en
raison des nombreux Juifs bucarestois qui y habitaient. C’était l’ainsi-appelé
Bucarest séfarade, parsemé de synagogues et de maisons pavillonnaires de la
classe moyenne. Depuis la Place de l’Union, Calea Văcărești suit le lit de la
rivière Dâmbovița vers le sud-est, pour atteindre le quartier actuel de
Berceni. Le nom de l’artère est lié au grand monastère de Văcărești, sis au sud
de la ville et démoli en 1987.
À
l’instar de la ville de Bucarest toute entière, l’avenue de Văcărești a traversé
plusieurs périodes d’évolution, débutées dans la seconde moitié du XIXème
siècle et qui coïncident avec les diverses étapes de modernisation également
parcourues par les autres artères et quartiers. La période la plus ample, mais
aussi la plus traumatisante, a été celle des années 1980, lorsque le programme
de systématisation de Nicolae Ceaușescu l’a quasiment entièrement changée.
Cristian Popescu, auteur de l’album de photographies et de récits « 1985-1987
Calea Văcărești, Cartierul evreiesc și alte locuri uitate. Aduceri
aminte »/ « Le Quartier juif et autres lieux oubliés. Souvenirs »,
s’est justement penché sur l’histoire de cette artère bucarestoise et ses
environs. L’historienne Anca Tudorancea, chercheuse au Centre d’histoire des
Juifs de Roumanie « Wilhelm Filderman », a elle aussi étudié ladite
zone, la positionnant sur la carte actuelle de la ville: La zone en question
comprenait la mahala (le faubourg) de Popescu, ce que Google Maps désigne
aujourd’hui comme le Quartier juif. Ce périmètre fait depuis longtemps l’objet
de mon étude. Cela fait vingt ans que je cherche et continue d’y trouver du
nouveau. La conclusion serait que cette empreinte numérique est plutôt
simpliste, car il n’y a jamais eu un seul quartier juif. C’est en fait la plus
ancienne zone résidentielle, le noyau du quartier, qui est à l’heure actuelle
le lieu où l’on trouve le plus grand nombre de temples, de morceaux de rue et
de restes d’habitations. Tout cela existait déjà dans ce périmètre il y a vingt
ans, lorsque j’avais commencé à travailler au Centre d’études de l’histoire des
Juifs de Roumanie et j’arpentais des bouts de rue rescapés des démolitions.
Calea
Văcărești des temps présents est difficilement reconnaissable par un habitant
de la jeune génération ou par quelqu’un venu de l’extérieur de la ville. Mais
l’album de Cristian Popescu nous donne la chance de mieux comprendre ce qui
s’est perdu dans les années 1980. Anca Tudorancea raconte: Les noms des rues
ont souvent été préservés, mais en réalité ce ne sont que des morceaux, car les
rues n’existent plus en entier. Le livre de Cristian Popescu est un travail
d’archéologie visuelle, du moins par
rapport à Calea Văcărești. La réalité d’autrefois n’existe plus et, tout comme
dans le cas des grandes artères urbaines, une rue a aussi changé. Plus encore,
les habitants de la zone en question ont disparu. Ce livre est en partie une
évocation sentimentale des rues, des habitations et des habitants.
Nous
sommes à présent en mesure de reconstituer l’ancienne Cale Văcăreștilor, en
nous appuyant sur le livre de Cristian Popescu. Mais d’autres volumes nous
aident aussi beaucoup en cas d’expédition d’exploration urbaine, même si
certains de ces volumes sont entachés par l’idéologie, affirme Anca Tudorancea: Quand on prononce le nom de l’avenue, Calea Văcărești, nous pensons
très probablement, avant tout, à la littérature. Même le nom de la rue est
devenu une sorte de stéréotype littéraire. Isac Peltz a écrit, en souvenir de
sa mère, un livre dans lequel il évoque un monde très pauvre. Ce genre de
livres était très apprécié par le public et toléré par les autorités
communistes. Un livre qui parle des gens aisés du quartier juif n’aurait pas pu
exister. En revanche, la parution d’un volume sur les membres pauvres de la
communauté a été encouragée par ces autorités. Mais le livre a aussi une grande
valeur littéraire. Les lecteurs ont été choqués d’apprendre l’existence d’un
tel monde aussi près du centre-ville de la capitale: un monde des petites
couturières, des petits commerçants, des gens vivant au jour le jour, un monde
que Peltz connaissaient parfaitement. C’est un traumatisme dont a hérité sa fille,
Tia Peltz, qui l’a transformé artistiquement. Ses très beaux dessins créent une
image de la Calea Văcărești qui reste avec nous, mais c’est un monde
schématisé, en noir et blanc.
L’album
de Cristian Popescu ressuscite l’ancienne avenue Calea Văcărești. C’est un
recours à une mémoire perdue et retrouvée sur du papier. (Trad. Ileana Ţăroi)