Bucarest mis en boîte
Steliu Lambru, 23.07.2023, 01:05
Dans les années 1970-1980,
l’histoire de la capitale roumaine, Bucarest, a été impactée par les démolitions
brutales imposées par Nicolae Ceausescu afin de faire place à la construction
pharaonique de son Palais du Peuple et d’autres immeubles modernes. Il est vrai
qu’au fil des années, les villes et les villages changent et se modernisent,
mais leurs transformations progressives ne doivent pas entraîner une crise du
logement comme ce fut le cas suite à la destruction totale du quartier
historique d’Uranus, l’un des plus beaux de la capitale roumaine. Un havre de
paix verdoyant dont 90 % de la superficie a été détruite par les communistes, laissant de nombreuses
familles sans domicile.
Bucarest, telle qu’elle
était à l’époque où ses habitants pouvaient encore arpenter les petites ruelles
de la colline de Spirii, bordées de villas et d’immeubles chics, n’existe plus
de nos jours. Les nostalgiques peuvent la ranimer en regardant des photos
d’époque ou des documentaires d’archives ou bien, en feuilletant l’album « La
ville mise en boîte. Une chronique affective de Bucarest », portant la
signature de l’architecte Gabriela Tabacu. C’est un ouvrage qui invite les lecteurs
à découvrir le Bucarest des années 1960 à travers le regard d’une fillette de
10 ans, venue à Bucarest depuis Oradea, une ville du nord-ouest de la Roumanie.
La romancière Tatiana Niculescu nous en dit davantage, tout en énumérant les
aspects que l’architecte que Gabriela Tabacu met en lumière:
« On trouve toute sorte
d’endroits connus à l’époque, tels la piscine de Lido, le magasin Polar, les
galeries Unic, la glace Parfait ou encore la reine des desserts, la profiterole,
qui a fait à l’époque son entrée triomphale dans les adresses les plus chiques
où les Bucarestois pouvaient déguster de délicieux gâteaux. Je me souviens du
jour où j’ai goûté à ma première profiterole, ce fut quelque chose de
fantastique, un moment de pur bonheur pour l’enfant que j’étais à l’époque. Le
livre parle aussi des épiceries et de tous ces endroits qui marquaient le
passage d’un monde d’autrefois, auquel les parents de cette fillette étaient
habitués, à un autre en place dans ces années-là. On ne sait pas exactement
comment le monde était avant, mais on observe une transition vers une réalité
qui nous fait penser à celle d’après 1989. Une réalité de la transition, sans
savoir encore vers quoi le monde se dirige.
En fait, la ville a commencé
à changer de visage, mais d’une manière brutale qui reste figée dans la tête de
cette fillette de dix ans qui nous fait voir Bucarest à travers ses yeux. Tatiana
Niculescu :
« On change les noms des rues, on enlève des statues et on les
remplace par d’autres, on modifie la structure du paysage urbain que cette
fillette est en train de découvrir. La protagoniste nous fait découvrir son
Bucarest à elle, un Bucarest de l’innocence et non de la nostalgie. Attention,
l’ouvrage ne se propose pas de nous rendre nostalgiques des temps d’autrefois
et d’ailleurs, c’est ce qui lui confère sa valeur documentaire. Il s’agit tout
simplement d’un exercice descriptif d’un monde que cette fillette a connu. En
faisant la lecture de l’album de Gabriela Tabacaru, je me suis souvenue du
poète Cristian Popescu, mort très très jeune. Et lui, à un moment donné, il
s’est mis à me raconter à quel point il détestait l’époque de Ceausescu qui
était, selon lui, la période la plus noire de l’histoire roumaine. Mais, en
même temps, c’était l’époque de sa jeunesse. Or, il m’est impossible de
renoncer à ma jeunesse, disait-il. Voilà pourquoi, je regarderai toujours cette
période de l’histoire à travers le regard de la jeunesse. C’est exactement ce
que cet ouvrage fait : il présente une ville du point de vue d’une enfant qui
se transforme en même temps que la ville.
Avec le regard de
l’adulte qu’elle est devenue, l’architecte Gabriela Tabacu explique aux
lecteurs les images restées dans la mémoire de la fillette qu’elle était dans
les années 1960. Les descriptions et les histoires s’accompagnent de
photographies d’époque. Tatiana Niculescu nous explique :
« Le livre est divisé en deux et la deuxième partie est sous la forme
d’un album de photos. Avec sa voix d’adulte, l’architecte Gabriela Tabacu
raconte l’histoire de tous les bâtiments dont la fillette nous parle dans un
premier temps. C’est une lecture à faire de plusieurs points de vue, ou du
moins, c’est ce que moi j’ai fait. Un des points de vue serait celui de la
génération d’aujourd’hui, qui n’a pas connu le Bucarest de cette époque-là. Un
autre serait celui de la génération des années 1980 impactée par toute la folie
des thèses de juillet et des horreurs des années 80. Pour elle, le livre serait
une occasion de ressusciter une certaine période de normalité et d’accalmie
idéologique des années 1959-1971. Tandis que pour ceux qui ont vraiment vécu
dans ces années-là, la lecture se fera avec une curiosité doublée du désir de
se retrouver eux-mêmes dans les histoires racontées. »
« La ville mise en
boite. Une chronique affective de la ville de Bucarest » est un pont sur
le temps que l’architecte Gabriela Tabacu a jeté pour empêcher que l’oubli
s’installe et que les souvenirs s’effacent.