Bucarest au début de la réforme de l’habitat
Bourg marchand, développé de manière chaotique sur les rives de la Dâmbovița autour de la zone des auberges, des tavernes et des boutiques, connue de nos jours comme le centre historique de la ville, Bucarest a commencé à se moderniser et à se mettre au diapason de l’Occident à peine durant la seconde moitié du 19e siècle. Pourtant, au début du 20e, les banlieues étaient encore insuffisamment urbanisées, les habitations y étaient insalubres et la tuberculeuse faisait des ravages parmi les habitants de la périphérie.
Christine Leșcu, 29.09.2019, 13:05
C’est pourquoi, en 1910, la municipalité, par le maire Vintilă Brătianu, crée une « Société communale pour les habitations à prix modique », à l’époque la seule de ce genre en Roumanie. La Société a fonctionné entre janvier 1911 et le 11 juin 1948, date de la nationalisation opérée par les communistes. Son but était de construire et de vendre aux couches sociales moins nanties des habitations modernes, salubres, à des prix relativement accessibles. La Société achetait des terrains détenus par l’Etat, qui les avait achetés, à son tour, aux boyards propriétaires de domaines autour de la capitale. Ensuite, elle y faisait construire des habitations et les vendait à terme au menu peuple – du moins théoriquement, car en réalité il n’en fut pas tout à fait ainsi : ce n’est pas la catégorie des ouvriers qui bénéficia avant tout de ces habitations, mais la classe moyenne, constituée de fonctionnaires, de professeurs, d’ingénieurs et de ceux qui pratiquaient des professions libérales. Certes, la ville en a bénéficié aussi, car elle s’est agrandie et s’est modernisée.
L’historien Andrei Răzvan Voinea a étudié l’activité de la Société pour les habitations à prix modique et il nous en parle : « Le prix maximum de ces maisons était fixé par la loi à 8.000 lei. On ne pouvait pas vendre une telle maison à plus de 8.000. Durant l’entre-deux-guerres, un ouvrier gagnait 100 lei par mois tout au plus. Dans ces conditions, 8.000 lei était un prix plutôt décourageant. Le grand avantage de l’existence de cette Société était le fait qu’au moment où elle entrait en possession d’un terrain, elle le divisait en parcelles égales et elle y faisait tous les travaux d’aménagement : assainissement, eau courante, électricité, éclairage et pavage des rues, service de propreté urbaine, pratiquement tout ce qui concernait la modernisation de la ville. Quand le bénéficiaire, après avoir acheté la maison, y entrait, tout était prêt, depuis les poêles à la toiture en tuiles, la rue était goudronnée et la clôture déjà installée. C’est pourquoi les ventes ont explosé les premières années, tout le monde s’empressant d’acheter. Pourtant, malheureusement, peu après le début des constructions, la loi a changé et le prix d’une maison a été porté à 15.000 lei. Par conséquent, ces habitations sont devenues inaccessibles aux ouvriers – déjà déçus par le prix antérieur de 8.000 lei, qu’ils ne pouvaient pas se permettre. Aussi, ces maisons allaient-elles devenir la propriété d’autres catégories professionnelles. »
Entre 1911 et 1948, la Société a fait 25 lotissements et construit des habitations – selon le même modèle – pour environ 4.000 familles. Le premier réalisé à l’époque fut appelé Clucerului, dans le nord de la ville, à l’extrémité de la très connue Avenue Victoria. Le quartier érigé en 1918 est encore debout.
Andrei Răzvan Voinea précise : « Les habitations y ont toutes été élevées en 1918. Les travaux ont démarré au printemps, et ont été achevés avant la fin de l’année. La Société disposait de quatre types d’habitations : A, B, C, D. Sur les terrains issus du parcellement Clucerului on construisit pourtant un seul type de maisons, le type C, qui comportaient un seul étage. Les habitations du type C étaient doubles, bi-familiales. Elles étaient constituées de deux parties identiques, une famille occupant la partie gauche de la maison, l’autre la partie droite. Toutes les maisons étaient entourées d’arbres ou d’un jardin de fleurs ou bien d’un potager. L’intention des architectes était de faire de Bucarest une ville-jardin. »
L’architecte en chef de la Société pour les habitations à prix modique a été Ion Trajanescu. Ancien étudiant du grand architecte Ion Mincu, qui a créé le style architectural néo-roumain, Trajanescu utilisait ce style dans la construction des maisons. A la fin des travaux, l’architecte Trajanescu allait ériger sa propre maison sur une parcelle restée libre dans cette zone de Clucerului.
Răzvan Andrei Voinea : « C’est un fait particulièrement important, car Trajanescu devient ainsi une sorte de symbole du quartier, mais il est aussi représentatif de ce qu’allait devenir la réforme des habitations sociales à Bucarest. Trajanescu, qui en 1911 avait un peu plus de 30 ans, avait été l’étudiant de Ion Mincu à la Faculté d’architecture. Les éléments du style néo-roumain créé par Mincu et utilisé par Trajanescu indiquent le fait que ces habitations étaient destinées à des couches sociales qui comprenaient quelque chose à l’architecture. En outre, posséder une maison construite par la «Société communale pour les habitations à prix modique» faisait monter quelqu’un sur l’échelle sociale, car, paradoxalement, une telle maison ne pouvait pas être achetée par n’importe qui. Par conséquent, cette Société n’a pas été, en fin de compte, ce qu’elle s’était proposé d’être, au début.»
Une petite partie des héritiers des premiers propriétaires habitent encore ces maisons construites suite au parcellement Clucerului. Entre temps, la zone est devenue très chère et très recherchée, en raison justement de son charme rétro et du fait qu’elle avoisine un des quartiers les plus chics de Bucarest, qui commence place Victoria, là où, dans les années ’30, a été érigé l’actuel siège du gouvernement. (Trad. : Dominique)