Bains publics, bains privés et stations balnéaires en Roumanie
L’historien Tudor Dinu s’est intéressé à la présence des bains d’inspiration turque et des villes ou stations d’eaux dans cet espace roumain pendant la seconde moitié du XIXème siècle.
Christine Leșcu, 01.09.2024, 10:02
Depuis les temps les plus reculés de l’histoire, les bains publics ont constitué des lieux complexes, où se mélangeaient l’hygiène, le divertissement et la socialisation, des lieux aussi où de nombreux tabous sociaux étaient ignorés, voire même acceptés. Ce fut également le cas dans l’espace roumain, où les bains publics et privés avaient comme source d’inspiration le modèle oriental, notamment turc vu l’influence ottomane qui s’était développée dans les principautés de Moldavie et de Valachie à partir du XVIIIème siècle.
Les origines des premiers bains publics
L’historien Tudor Dinu s’est intéressé à la présence des bains d’inspiration turque et des villes ou stations d’eaux dans cet espace roumain pendant la seconde moitié du XIXème siècle. Il a ainsi pu apprendre le fait que le « hammam » turc n’avait pas été la première source d’inspiration pour ces établissements.
« Les premiers bains publics nous les devons, comme pas mal d’autres choses aussi, à l’antiquité grecque. Le concept a été ensuite développé par les Romains, qui avaient créé une véritable culture du bien-être du corps. Leurs thermes étaient en fait des ensembles complexes qui offraient non seulement une parfaite propreté physique, mais aussi plusieurs niveaux de divertissement et de détente, d’entertainment, comme on dit aujourd’hui. Plus tard, la filière byzantine a transféré les bains au monde musulman, qui leur a assigné une dimension de valeur quasi religieuse. C’est pourquoi il fallait que j’étudie l’Orient, car nos bains ont été largement détruits à partir de l’année 1821, quand a commencé la bénéfique occidentalisation des principautés roumaines. »
Leur appropriation par les Roumains
Certes, les « hammams », tombés dans l’oubli à cause de la modernisation de la Moldavie et de la Valachie, n’étaient pas à la hauteur de ceux d’Istanbul ; ils ont néanmoins été importants pour la civilisation locale et les Roumains y ont apposé leur empreinte, considère l’historien Tudor Dinu.
« Les bains de type turc sont apparus très tôt dans les principautés roumaines. A Bucarest, par exemple, un bain public de type « hammam » est déjà attesté au XVIème siècle, grâce au prince Alexandru II Mircea, dit Mouton avorté (Oaie seacă), qui avait vécu plusieurs années d’exil en Orient, notamment dans la Syrie d’aujourd’hui. Les Canctacuzène ont eux-aussi construit des bains, mais avec des éléments nouveaux. Par exemple, pour les musulmans, l’eau stagnante est immonde et donc ils ne prenaient pas de bains, ils ne restaient pas longtemps dans un bassin rempli d’eau chaude ; l’eau, chauffée dans un four, était mise dans des bols et versée sur le corps de la personne. Mais, au début du XIXème siècle, à Bucarest, il y avait aussi des bassins d’eau chaude dans lesquels les gens aimaient passer du temps. Comme on le sait, une véritable culture de la délectation s’est créée autour des bains, où les baigneurs bénéficiaient aussi de massage à l’eau de rose, d’une tasse de café fraîchement torréfié, moulu et préparé, du goût et de l’odeur de tabac des chichas et des pipes… Les Roumains y ont ajouté les verres de vin et de raki. A Bucarest, des fois, des lăutari (ménétriers) se joignaient aux clients, qui faisaient la fête jusqu’au petit matin. D’ailleurs, les princes phanariotes ont dû imposer la fermeture de ces établissements au-delà de 22 heures. »
Les Roumains, grands amateurs de cures thermales
A Bucarest et à Iasi, la seconde moitié du XIXème siècle a également vu se multiplier les bains privés, à l’intérieur des habitations des boyards. Un tel exemple est celui de la salle de bains de la célèbre famille des boyards intellectuels Golescu, que l’on peut voir dans le cadre du Musée de la viticulture et de la pomoculture de la commune de Golesti, pas loin de la ville de Pitesti (sud). Et puis, les propriétaires terriens de jadis aimaient aussi les villes d’eaux, telle que Baile Herculane (ouest), raconte Tudor Dinu :
« C’était une destination de prédilection, mais pas parce qu’on y accédait facilement ; il était vraiment difficile d’y aller à l’époque. Du temps des princes phanariotes, par exemple, le voyageur avait besoin de demander directement au prince régnant la délivrance d’une autorisation de voyage. Plus tard, entre 1830 et 1840, la personne qui envisageait de faire ce voyage devait faire publier une petite annonce dans un journal et attendre neuf ou dix jours, pour que les éventuels contestataires de sa décision puissent s’exprimer. Les routes étaient dans un état désastreux. Pour aller de Bucarest à Herculane, ou Mehadia comme on l’appelait à l’époque, on ne pouvait passer pas par la Vallée de l’Olt à cause de la route défoncée, mais en passant par Brasov et au nord des Carpates méridionales. L’on franchissait la frontière entre l’Empire ottoman, auquel nous appartenions en tant que provinces chrétiennes, et un autre pays étranger avec lequel les relations n’étaient pas des meilleures. Mais, au-delà de ces obstacles, de nombreux boyards roumains allaient à Herculane, ou en Transylvanie à Vâlcele, Borsec, et encore plus loin, en Tchéquie, à Karlsbad, à Marienbad, à Baden-Baden et même en Flandre. »
L’essor du tourisme balnéaire
Au XIXème siècle, Baile Herculane ou Mehadia se trouvait dans la Transylvanie composante de l’empire des Habsbourg. De l’autre côté, en Moldavie et en Valachie, le tourisme balnéaire s’est heurté à des difficultés supplémentaires, explique Tudor Dinu :
« Si l’expression « les pays roumains » se réfère au territoire actuel de la Roumanie, la première station ou ville balnéaire est celle de Herculane Bad, Herculane-les-Bains. Si nous nous résumons à la Moldavie et à la Valachie, alors la première station d’eaux est celle de Boboci, un village obscure de la commune de Jugureni, pas loin de la ville de Mizil, où de merveilleuses sources ont été découvertes dans les années 1820, très attractives pour une bonne partie de l’élite de la capitale, mais aussi des gens quelconques. Il y a eu aussi en Valachie les stations de Pucioasa, fréquentée y compris par des nobles russes, et de Balta Alba et sa boue à effet magique. Cette dernière station, devenue une destination chic, avait elle-aussi un pont de Mogosoaia, le long duquel s’étalaient des commerces où l’on pouvait acheter y compris des vêtements de voyage créés par des couturiers occidentaux. »
L’accélération de la modernisation et de l’occidentalisation des Principautés roumaines au cours de la seconde moitié du XIXème siècle a entraîné la disparition des « hammams », leur place étant occupée par des habitudes d’hygiène différentes, et la multiplication des villes – stations balnéaires. (Trad. Ileana Ţăroi)