Ukraine entre l’Est et l’Ouest
Manifestations monstres, bâtiments administratifs pris d’assaut, responsables molestés, statues détruites et, en réponse, une répression dure, soldée par des morts et des blessés, s’accompagnant d’arrestations, d’enlèvements et de torture — voilà le tableau de l’Ukraine actuelle. Depuis l’automne dernier, lorsque le président Viktor Ianoukovytch a refusé, à la dernière minute, de signer les accords d’association et de libre-échange avec l’Union Européenne, privilégiant les relations avec la Russie, Kiev et, peu à peu, tout le pays sont devenus pratiquement un vaste champ de bataille entre les manifestants pro-occidentaux et la police du régime philo-russe.
Bogdan Matei, 07.02.2014, 16:20
Comme on pouvait s’y attendre, ces événements dramatiques ont suscité de vives réactions de la part de l’UE et des Etats-Unis, qui ont accusé la pouvoir en place à Kiev d’avoir provoqué l’escalade de la violence dans cette ex-république soviétique. Le président de la Commission Européenne, José Manuel Barroso, a averti, lui, que la répression du mouvement contestataire mettait en danger les relations entre Bruxelles et Kiev. L’ambassade américaine à Kiev annonçait la révocation des visas de plusieurs officiels ukrainiens, suite au recours à la force contre les manifestants.
En échange, à Moscou, l’élite gouvernementale russe est persuadée que les affrontements violents déroulés en Ukraine étaient organisés et financés par l’Occident. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a accusé l’UE de soutenir ce qu’il a appelé « les pogromes » commis par l’opposition de Kiev. L’attaché de presse du Kremlin, Dimitri Peskov, estime même qu’en alimentant cette révolte, l’Occident tente de saboter les Jeux Olympiques d’hiver de Sotchi, étant jaloux de la Russie, qui est, à son avis, un Etat « puissant, riche, sain et voué au succès ».
En Ukraine l’enjeu n’est pas seulement la politique intérieure du pays, mais aussi et surtout le choix d’un certain modèle de civilisation — estime le professeur roumain Dan Dungaciu, spécialiste de la géopolitique de l’espace ex-soviétique: « A mon avis, les événements de Kiev montrent clairement que la faille orientale est encore floue. L’affrontement dans cette zone est, si vous voulez, essentiellement géopolitique et la somme des gains et des pertes est nulle, une partie perdant ce que l’autre gagne. C’est en ce moment que se définit, sous nos yeux, la frontière de l’espace euro-atlantique ou, en regardant de l’Est, la frontière de l’espace oriental ou de proche voisinage — comme l’appelle Moscou. C’est ce qui se passe, en fait, à Kiev, on le constate en examinant la situation dans une perspective plus générale.»
La démission du gouvernement de Mykola Azarov, qui a orchestré la répression, le changement des lois antidémocratiques et la création d’une commission de révision de la Constitution sont autant de concessions auxquelles le pouvoir a consenti pour aboutir à un armistice avec les manifestants. Le président du Centre pour la promotion des traditions roumaines de Cernăuţi, Iurie Levcic, compte parmi les 500 mille Roumains qui vivent dans l’ouest de l’Ukraine. Il ne pense pas que l’accalmie puisse durer longtemps: «Rien n’est encore résolu, malgré les petites victoires remportées, telles la démission d’Azarov et la supression des lois, le 16 janvier. Le pouvoir a menti trop souvent. Il a changé trop souvent de position et à présent les gens sont décidés d’aller jusqu’ au bout, surtout que l’opposition essquisse, enfin, un plan plus concret de lutte contre ce régime.»
Les analystes du Centre pour la prévention des conflits de Bucarest avertissent pourtant que l’incapacité du pouvoir de calmer les tensions au sein de la société ukrainienne risque de déclencher une guerre civile dans le pays. Celle-ci opposerait les régions de l’ouest du pays, depuis toujours tournées vers l’Occident, aux régions à population russophone et russophile de l’est. Certains scénarios prennent en compte une possible division de la république, suivant cette faille géopolitique. Le professeur Dan Dungaciu ne privilégie pas cette hypothèse catastrophique : «Finalement, il est impossible que les deux camps qui se sont constitués en Ukraine aillent jusqu’au bout, car il n’y a pratiquement pas de bout. Théoriquement, le bout serait la division de l’Ukraine, pourtant, à mon avis, en ce moment, un tel scénario n’est pas du tout plausible, car personne, ni l’est ni l’ouest, ne peuvent assumer un tel « désastre », si vous voulez, qui comporterait des coûts sociaux, politiques, économiques que personne n’est prêt à assumer en ce moment. La question qui se pose actuellement est de savoir comment seront équilibrées les deux parties de l’Ukraine, tournées, comme je disais, l’une vers l’ouest, l’autre vers l’est. Et comment on trouvera cet équilibre, sans que la tension de Kiev monte jusqu’à des niveaux dont tout le monde se méfie, car à ce moment-là ce sera la guerre civile et ses victimes seraient, à coup sûr, nombreuses. »
L’analyste américain George Friedman, de l’agence Stratfor, rappelle, lui, que, par sa position stratégique, par ses ressources agricoles et les richesses de son soussol, l’Ukraine est d’une importance vitale pour le système défensif de la Russie. C’est pourquoi Friedman pense que jamais Moscou ne consentira à l’abandonner à l’Occident. Il est peu probable que les évolutions en Ukraine déterminent un changement géopolitique décisif — affirme l’expert américain. Pourtant, c’est un excellent exemple de la manière dont des troubles politiques dans un pays d’une importance stratégique cruciale peuvent affecter le système international dans son ensemble. (trad.: Dominique)