Le Musée de l’Abandon
Ana-Maria Cononovici, 19.10.2021, 10:17
Récemment lancé dans l’espace public, le Musée de l’Abandon se veut un
projet participatif et un espace censé contribuer à l’exploration du trauma de
l’abandon. 21 courts-métrages consacrés au phénomène de l’abandon et à la
manière dont ce trauma nous a marqué en tant que société ont été produits dans
le cadre de ce projet. Nous nous sommes entretenus sur cette idée avec Simina
Badica, commissaire d’exposition et historienne :
« Le Musée de l’Abandon est une initiative récente qui date de cette
année. C’est un projet financé par l’Association du Fonds culturel national et
il s’agit d’un musée numérique qui récupère une partie difficile et
traumatisante de notre histoire et de nos vies. D’habitude, les gens évitent
les sujets douloureux, sauf que ça ne sert à rien de les éviter, car ils
restent là, ils ne se dissipent pas et ils continuent à nous hanter. Bien qu’il
s’agisse d’un musée virtuel, on l’a ouvert dans un endroit bien réel : l’Etablissement
pour mineurs en situation de handicap irrécupérable de Sighetu Marmatiei dont
le bâtiment a été scanné sur support numérique. C’est sous ce titre que cette
institution fonctionnait en 1989. Elle a été fermée en 2003 et elle est restée
comme une sorte de capsule temporelle. Du coup, à force de l’avoir scanné, les internautes
du monde entier pourront la découvrir de la même manière que nous, on l’a fait
l’été dernier, avec tous ses drames et ses histoires. On a donc ouvert un musée
virtuel dans un endroit réel que les visiteurs peuvent découvrir virtuellement
et où des expositions seront organisées comme dans n’importe quel musée du
monde. Une visite du musée ne se réduit pas à une balade à l’intérieur d’un
bâtiment abandonné, c’est une occasion d’apprendre l’histoire de l’abandon et
des enfants institutionnalisés. Par ce musée, on essayera de répondre à la
question : comment un tel drame a-t-il pu avoir lieu dans les années 90 quand
les images des orphelinats roumains ont fait le tour du monde ? »
C’est un musée qui raconte l’histoire des enfants abandonnés de la Roumanie
communiste et post-communiste, une histoire que nombre de Roumains ont préféré
ignorer, affirme notre interlocutrice qui passe en revue les incontournables
d’une visite de ce musée virtuel :
« Le musée comprend beaucoup de choses. Des objets de la vie de tous
les jours des personnes institutionnalisées là. Ses portes ont définitivement
fermé en 2003, mais beaucoup d’objets – meubles, lits, jouets, bureaux,
dessins, décorations, panneaux avec les noms des enfants ou avec le nom de
différentes sections – sont toujours là et contribuent à refaire virtuellement
cette ambiance pesante. Dans chaque salle, on a fait en sorte qu’il existe au
moins un objet à même de raconter une histoire, de témoigner du sort de tous
ces enfants délaissés pas forcément par leurs parents, que par l’Etat, par la société
tout entière qui normalement aurait dû les protéger. Dans chacune des pièces,
une histoire se tissera à partir d’un seul objet. Cela pourrait être un vêtement,
car de nombreux articles d’habillement sont restés sur place, un jouet, une
cuillère tordue qui servait pour nourrir les enfants ou une assiette en
inox ».
Nous
avons demandé à Simina Badica de nous raconter l’une des histoires que ce musée
raconte et elle a eu du mal à en choisir parmi tous les témoignages
présents :
« L’une
des raisons pour lesquelles on a choisi de présenter toutes ces histoires dans
le cadre d’un musée, c’est parce que ce sont des histoires difficiles à
entendre. Parmi les documents trouvés ici, il y avait un procès-verbal dans
lequel un atelier de lingerie expliquait comment il avait utilisé les 30 mètres
de tissu qu’il s’était vu attribuer. Et on apprend qu’il les a employés pour en
faire des camisoles de force de trois tailles : petite, moyenne et
universelle. On a donc pensé que puisque de telles camisoles avaient été
fabriquées, elles devraient être quelque part dans le bâtiment, car ce n’était
pas le genre d’article que l’on aurait eu envie de garder pour soi. Et
effectivement, on a fini par trouver les camisoles de force de taille moyenne. »
Nous
avons voulu apprendre si Simina Badica était au courant de ce que tous ces
enfants sont devenus.
« Oui,
on a retrouvé la trace d’une grande partie d’entre eux et le musée présentera
aussi des histoires à fin heureuse de certains survivants, comme on a
l’habitude d’appeler tous ceux ayant survécu à ce système de soi-disant protection
de l’enfance. Ceux qui ont été adoptés ou qui ont été placés dans des familles
d’accueil à un âge tendre, ils ont fini par surmonter leurs traumas. Lors d’une
visite du musée vous pourriez, par exemple, apprendre l’histoire de Robi, placé
à l’âge de 5-6 ans chez une assistante maternelle qui a fini par l’adopter, ce
qui lui a permis de se transformer en un brave jeune homme, âgé actuellement
d’une vingtaine d’années, au discours équilibré, qui a un emploi et qui est
très peu traumatisé par tout ce qu’il a subi, vu l’âge qu’il avait à l’époque.
En revanche, à le regarder, on ne saurait ne pas se demander comment ce fut
possible qu’un tel enfant soit enfermé dans un établissement pour mineurs en
situation de handicap irrécupérable ».
Le Musée de l’Abandon se veut une invitation à connaître, ne serait-ce que
virtuellement, une page douloureuse de l’histoire communiste qui ne devra
jamais se répéter. (trad. Ioana Stancescu)